Les proies de l'officier
pas de vue, tiens ton monstre en laisse », songea-t-il. Il se dit qu’il n’avait pas le droit de se laisser mourir ou de perdre la raison et cela parvint à animer les bouts de bois endoloris qui lui servaient de jambes. La marche reprit. Encore.
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Le colonel Pirgnon maudissait le brouillard qui lui voilait l’ampleur de la catastrophe. Selon lui, l’Empereur était perdu. Les armées russes allaient leur couper la retraite et ce serait l’hallali. L’ironie de la situation l’amusait. Car tout mourait autour de lui quand lui se sentait renaître. Son avenir lui paraissait enfin limpide. Il s’approcha des soldats de son escorte qui, le visage bleuté, grelottaient près d’un feu. Les branchages gelés étaient de si mauvais combustibles qu’ils généraient une sorte de fumée sans feu ni chaleur. Pourtant, le colonel Pirgnon sentit une onde de bien-être l’envahir.
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Le 25 novembre, la Grande Armée se retrouva face à la Bérézina. C’était ici que les Russes avaient prévu de l’anéantir. En effet, la Bérézina, énorme affluent du Dniepr, n’était pas gelée. Large de cent cinquante pas, profonde de trois mètres et bordée de marécages et de forêts, elle coupait la retraite. L’Empereur ne disposait plus que de douze mille soldats, dont la moitié constituée par la Garde. Il pouvait également compter sur les vingt mille hommes de renfort conduits par Victor, Oudinot et Dombrovski. À ces troupes s’ajoutaient quarante mille civils et traînards pour la plupart désarmés. Les Russes, au nombre de cent vingt milles, répartis en trois armées, avaient eux aussi été affaiblis par les combats et l’hiver. L’amiral Tchitchagov tenait la rive ouest de la Bérézina et devait empêcher les Français de passer. Au nord se trouvait Wittgenstein et, à l’est et au sud, Koutouzov. Mais ce dernier, encore à plus de cent kilomètres des Français, ne pressait pas son armée. C’était le prestige inouï de Napoléon qui avait poussé le généralissime russe à commettre cette erreur qui consternait son état-major. Napoléon avait remporté tant de victoires que Koutouzov sous-estimait largement la désorganisation et la faiblesse de la Grande Armée. Il voulait donc une fois de plus éviter l’affrontement et laisser faire le climat et les privations.
Napoléon réussit un exploit qui sauva une grande partie de ce qui restait de son armée. Il envoya un bataillon suivi de milliers de traînards vers la petite ville de Borisov. L’amiral Tchitchagov crut que les Français allaient tenter de traverser là-bas et porta ses troupes en face de cette position. En réalité, l’Empereur ordonna aux pontonniers du général Eblé de construire deux ponts en face du village de Studienka. Quand Tchitchagov fut averti de ces travaux, il pensa... à une diversion destinée à le détourner de Borisov. Lorsqu’il comprit enfin son erreur, les deux ponts avaient été jetés sur la Bérézina dans des conditions épouvantables et les Français avaient commencé à s’établir solidement sur la rive ouest. Le premier ouvrage, fragile et dont le tablier se trouvait parfois au ras de l’eau, était utilisé par l’infanterie et le second, plus solide, par l’artillerie et les voitures. Napoléon avait fait installer quarante canons pour les protéger.
Le 27 novembre, plusieurs corps, dont celui du prince Eugène, qui ne comptait plus que mille huit cents hommes, traversèrent la Bérézina.
Le 28 novembre, à sept heures du matin, les Russes attaquèrent les deux rives à la fois.
33.
De tous les côtés, des tirs d’artillerie, des fusillades et des cris retentissaient. Sur les deux rives, on tentait de contenir des Russes très largement supérieurs en nombre. Les restes des corps de Davout, d’Eugène et de La Tour Maubourg poursuivaient leur retraite par la route de Wilna. Sur la rive est s’était accumulée une foule considérable de civils, de déserteurs et de retardataires. Cette masse compacte se pressait pour tenter de passer sur les ponts. Dans les bousculades, des gens périssaient piétinés ou écrasés par des chariots, d’autres étaient précipités dans l’eau. Une eau noire et boueuse qui charriait d’énormes blocs de glace et des armées de cadavres. Les boulets russes zébraient en tous sens cette horde. Régulièrement, une partie du tablier du pont s’effondrait, précipitant des grappes de gens dans la rivière. Alors les
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