Les proies de l'officier
saluaient chaque chute. Tenter une sortie était impensable, mais on pouvait au moins soutenir ces camarades inconscients par un feu nourri. Les hussards offraient des cibles faciles, mais leur chef ne voulait pas lâcher sa proie sans s’être assuré de sa perte. Il n’ordonna le repli que lorsque l’infanterie russe, qui accourait, arriva au contact. Une nuée de Russes submergea les assaillants. Ils étaient dix fois plus nombreux et les hussards leur avaient laissé le temps d’encercler les Français. Pirgnon avait mis pied à terre. Il se délectait de cette boucherie inutile. Pour lui, ces visions de combattants criblés de coups de baïonnette ou canardés de tous les côtés constituaient un spectacle sublime, une orgie sanglante. Ici, l’un de ses lieutenants se retrouvait immobilisé par deux Russes tandis qu’un troisième l’embrochait à la baïonnette. Là-bas, un sergent se faisait fusiller simultanément par quatre fantassins. Des visages anxieux se tournaient vers lui, mais il souriait. Les Français pris au piège se démenaient comme des enragés pour regagner leurs lignes. Margont, Saber et une quinzaine de volontaires se frayèrent un passage jusqu’à eux. Mais plus les secondes s’écoulaient, plus les Russes renforçaient leur nasse. Les Français avaient formé un cercle adossé à un bois, à mi-chemin entre la ligne russe et celle du maréchal Ney. Le tiers avait déjà été exterminé et des corps s’effondraient sans cesse. Une pluie de balles s’abattait sur eux, les fauchant ou s’écrasant contre les troncs dans un bruit de grêle. Margont se précipita vers Pirgnon, au centre de la position. Celui-ci l’accueillit joyeusement.
— Je ne m’attendais pas à vous voir arriver, capitaine Margont. Vous ne manquez pas de courage. Cela fera quelques cadavres de plus.
Margont ôta son lourd manteau et dégaina son épée. Pirgnon avait empoigné son sabre. Son sourire était déroutant, écoeurant.
— Au début, j’ai tout tenté pour lutter contre ma soif de sang. J’ai prié Dieu, mais mon imagination ligotait des femmes avant de les supplicier. Alors je me suis mis à travailler sans relâche jusqu’à ce que je ne puisse plus maintenir mes paupières ouvertes. J’atteignais ainsi un tel état d’épuisement que je réussissais à purger mon esprit de ces images. Mais elles réapparaissaient dans mes rêves qui mêlaient le plaisir et la souffrance, l’amour et la mort. J’étais désespéré. Je me suis exposé dans la Grande Redoute et j’ai attendu là. Les balles russes sifflaient à mes oreilles, mais, hormis une éraflure, je n’ai rien eu. Pourtant, je n’avais pas cessé de supplier les Russes de faire ce que je ne parvenais pas à accomplir moi-même.
Pirgnon semblait à l’aise dans le chaos qui l’entourait. Il écarta les bras.
— Est-ce ma faute si je ne suis pas mort ?
— En plus de Maria Dorlovna et de la comtesse Sperzof, Élisa Lasquenet, cette jeune actrice : c’était vous aussi, n’est-ce pas ?
— Oui ! Vous avez d’autres crimes sur lesquels vous souhaitez m’interroger ? Non ? Dommage, votre liste demeurera incomplète. Maintenant, mes envies l’ont emporté. Fin des remords. Je suis un monstre, mais cela me plaît. Et je rêve de vous plonger ma lame dans le corps. Ensuite, ou je serai tué dans un dernier bain de sang, ou les Russes m’épargneront. La captivité ne sera alors qu’un interlude avant tout un cortège de « rencontres plaisantes ».
Pirgnon se fendit pour transpercer Margont, mais celui-ci recula prestement. Le colonel sabra pour le décapiter. Margont s’accroupit et lança sa pointe vers le ventre de Pirgnon. Ce dernier, fin duelliste, avait anticipé cette attaque. Les deux lames se rencontrèrent. Le sabre, dont le métal était plus épais et attaquait la lame adverse au niveau du plat, brisa l’épée de Margont dans un bruit métallique. Margont bondit aussitôt sur son adversaire et le poignarda avec son fragment de lame. Pirgnon tomba à genoux, étonné d’avoir été vaincu. Il porta la main à son abdomen et contempla son sang sur sa paume. Il fut sidéré de découvrir que celui-ci avait la même couleur et la même viscosité que celui de ses victimes. Ainsi, le sang des autres coulait aussi en lui... Il s’effondra. Margont remit son manteau. Il ne ressentait ni triomphe, ni soulagement. Il n’avait même pas à la bouche ce goût acide et cruel que distille la
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