Les révoltés de Cordoue
échelons en bois solide sur lesquels peuvent monter
trois hommes à la fois. Nous devrons être vêtus à la mode turque, pour que les
chrétiens croient que nous recevons de l’aide des Barbaresques [5] ou du sultan.
Les femmes s’emploient à cela. Grenade n’est pas préparée à se défendre. Nous
la reconquerrons à la date précise où elle s’est rendue aux Rois catholiques.
— Et une fois que nous aurons pris Grenade ?
— Alger nous
aidera. Le Grand Turc nous aidera. Ils l’ont promis. L’Espagne ne peut
s’engager dans d’autres guerres ni combattre ailleurs, elle le fait déjà dans
les Flandres, les Indes, contre les Arabes [6] et les Turcs.
Cette fois Hamid leva les yeux au plafond. « Loué soit
Dieu », murmura-t-il.
— Les prophéties s’accompliront, Hamid ! s’exclama
Ali. Elles s’accompliront !
Le silence, brisé seulement par la respiration entrecoupée
d’Hernando, envahit la pièce. Le jeune garçon tremblait légèrement et son
regard ne cessait de passer d’un homme à l’autre.
— Que voulez-vous que je fasse ? Que puis-je
faire ? demanda soudain Hamid. Je boite…
— En tant que descendant direct de la dynastie des
Nasrides, tu dois être présent lors de la prise de Grenade, pour représenter le
peuple auquel elle a toujours appartenu et auquel elle doit continuer à
appartenir. Ta sœur est prête à t’accompagner.
Avant qu’Hernando ne pose une nouvelle question, déjà
debout, Hamid se tourna vers lui, fit un signe de la tête et tendit la main
jusqu’à son bras, en un geste implorant la patience. Le garçon se laissa
retomber sur la couverture, mais ses immenses yeux bleus ne parvenaient pas à
se détacher de l’humble uléma. C’était un descendant des Nasrides, des rois de
Grenade !
3.
Hamid offrit sa maison à Ali pour la nuit, mais celui-ci
déclina l’invitation : il savait qu’il ne disposait que d’un lit et, pour
ne pas offenser son hôte, il prétexta qu’il pensait profiter de ce voyage pour
régler des affaires avec un voisin de Juviles qui l’attendait. Hamid se montra
satisfait et lui dit au revoir sur le seuil. Sur la couverture, Hernando
observa comment les deux hommes prenaient formellement congé l’un de l’autre.
L’uléma attendit que son beau-frère se perde dans la nuit et barricada de
nouveau la porte. Alors il se tourna vers le jeune garçon : les rides qui
sillonnaient son visage apparaissaient tendues et ses yeux, habituellement
sereins, à présent pétillaient.
Hamid demeura un moment près de la porte, pensif. Puis, très
lentement, il boita vers le garçon, lui demandant d’un geste de la main de
garder encore le silence. Les quelques instants qu’il fallut à cette main pour
s’abaisser semblèrent interminables à Hernando. Enfin, Hamid s’assit et lui
sourit ouvertement. Mille interrogations se bousculaient à l’esprit du jeune
garçon : Nasrides ? Quelle insurrection ? Que pense faire le
Grand Turc ? Et les Algériens ? Pourquoi aurait-il dû être un
monfí ? Y avait-il des Arabes dans les Alpujarras ? Mais elles se
réduisirent bientôt à une seule :
— Comment peux-tu être si pauvre en étant un
descendant… ?
Le visage de l’uléma s’assombrit avant qu’Hernando finisse
de formuler sa question.
— On m’a tout pris, répondit-il sèchement.
Le garçon détourna les yeux.
— Je suis désolé…, réussit-il à dire.
— Il n’y a pas longtemps, commença à raconter Hamid à
sa surprise, tu étais même déjà né, il se produisit un changement important
dans l’administration de Grenade. Jusque-là, nous, les Maures, dépendions du
général commandant du royaume, le marquis de Mondéjar, en représentation du
roi, seigneur de la quasi-totalité de ces terres. Cependant, la légion de
fonctionnaires et d’avocaillons de la chancellerie de Grenade exigea le
contrôle des Maures, à l’encontre du critère du marquis, et le roi leur donna
raison. À partir de là, greffiers et avocats se mirent à déterrer d’anciens
procès contre des Maures. Il existait une tradition selon laquelle tout Maure
qui se mettait sous la protection de la seigneurie se voyait pardonner les
délits qu’il avait pu commettre. Tout le monde y gagnait : les Maures
s’établissaient pacifiquement sur les terres des Alpujarras et le roi obtenait
des travailleurs payant des impôts beaucoup plus élevés que si les terres
s’étaient trouvées aux mains des chrétiens.
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