Les Seigneurs du Nord
m’avait envoyé, moi, son plus
grand guerrier, pour mener la défense de la ville, et que la fyrd des
cieux descendrait protéger Eoferwic. Willibald ne cessait de brailler ses
alléluias, gobant ces sottises. C’est seulement le lendemain, quand une pluie
grise et un morne brouillard enveloppèrent la ville, qu’il commença à douter de
l’arrivée prochaine d’anges combattants.
Les habitants quittaient la ville. On
murmurait que des armées danes se rassemblaient au nord. Hrothweard continuait
de piailler ses âneries, menant une procession de prêtres et de moines dans les
rues en brandissant reliques et bannières ; mais quiconque avait du bon
sens comprenait désormais qu’Ivarr allait probablement revenir bien avant saint
Cuthbert avec son armée d’anges. Le roi Egbert me fit mander mais, comme je le
considérais condamné, j’ignorai sa convocation. Egbert devrait se débrouiller
seul.
Il en était de même pour moi. Je devais
quitter la ville avant que la colère d’Ivarr ne fonde sur elle et, à la taverne
de la Croix de l’Épée, près de la porte nord, je trouvai le moyen de fuir. C’était
un Dane du nom de Bolti qui avait échappé au massacre, car il était marié à une
Saxonne dont la famille l’avait protégé. Me voyant, il me demanda si j’étais
Uhtred de Bebbanburg.
— C’est moi.
Il s’assit en face de moi et s’inclina
respectueusement devant Hild, avant de commander de l’ale. C’était un homme
rondouillard, chauve, au visage grêlé, au nez cassé et au regard apeuré. Ses
deux fils, à moitié saxons, l’accompagnaient. L’un devait avoir la vingtaine, et
l’autre cinq ans de moins. Ils portaient des épées mais ne semblaient guère à l’aise.
— J’ai connu Ragnar l’Ancien, me dit-il.
— Moi aussi, et je ne me souviens pas de
toi.
— La dernière fois qu’il a pris la Vipère
du Vent, je lui ai vendu des cordes et des arceaux.
— L’as-tu escroqué ? ironisai-je.
— Je l’aimais bien, répliqua-t-il, vexé.
— Et moi aussi, car il était devenu mon
père.
— Je le sais, et je me souviens de toi. (Il
se tut et considéra Hild.) Tu étais très jeune et tu étais avec une fille à
cheveux noirs.
— Tu te souviens donc de moi, dis-je.
Je me tus pendant qu’on apportait l’ale. Je
remarquai que Bolti, bien que dane, portait une croix. Il surprit mon regard.
— À Eoferwic, dit-il en l’effleurant, un
homme doit survivre. (Il écarta son manteau et je vis l’amulette de Thor qu’il
dissimulait.) On y tue les païens.
— De nombreux Danes sont-ils devenus
chrétiens ? demandai-je en lui montrant la mienne.
— Quelques-uns. Veux-tu manger avec ton ale ?
— Je veux savoir pourquoi tu me parles.
Il voulait quitter la ville. Emmener sa femme
saxonne, ses deux fils et deux filles, loin de la vengeance qu’il redoutait. Et
il voulait qu’un guerrier l’accompagne. Il me supplia d’un regard désespéré, ignorant
que je cherchais la même chose que lui.
— Où irais-tu, alors ? demandai-je.
— Pas à l’ouest. On massacre, au
Cumbraland.
— On massacre toujours au Cumbraland, répliquai-je.
C’était la partie de Northumbrie qui borde la
mer d’Irlande au-delà des collines : elle était constamment envahie par
les Scotes de Strath Clota, les Norses d’Irlande et les Bretons des Galles. Certains
Danes s’y étaient établis, mais ils n’étaient pas assez nombreux pour empêcher
les ravages.
— Je voudrais aller au Danemark, continua-t-il.
Mais il n’y a pas de navire de guerre.
Les seuls vaisseaux restant à Eoferwic étaient
des navires marchands saxons, et celui qui oserait mettre voile serait assailli
par les Danes qui devaient se rassembler dans l’Humber.
— Or donc ? demandai-je.
— Alors je veux aller au Nord et
retrouver Ivarr. Je peux te payer.
— Et tu penses que je peux t’escorter sur
les terres de Kjartan ?
— Je pense que je serai plus en sûreté
avec le fils de Ragnar que seul, avoua-t-il, et si des hommes savent que tu m’accompagnes,
ils se joindront à nous.
J’acceptai qu’il me paie et demandai seize chelins [2] deux juments et un étalon noir. Mon prix le
fit blêmir. Un homme était passé dans la rue en proposant l’étalon à la vente
et Bolti acheta la bête, car fuir Eoferwic valait bien ses quarante chelins. L’animal,
formé à la guerre, ne craignait pas le bruit et obéissait à la moindre pression
du genou, permettant à son cavalier
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