Les souliers bruns du quai Voltaire
fut solennellement baptisé Camille, prénom aussi bien masculin que féminin, car l’animal était de sexe indéterminé.
— Tout de même, patron, attendre des heures qu’un chaland daigne fouiner à votre étalage, quel drôle de métier ! avait tranché Chavagnac.
— On m’a parlé d’un gonze qui se nourrit de lupins pour pouvoir se procurer des traités de philosophie, nasilla Gerbecourt.
Raoul Pérot abandonna son douillet appartement de la rue de Fleurus pour un logement sous les toits rue de Nevers. Obscure et glaciale, cette cambuse, située non loin du Pont-Neuf, permettait d’entreposer une quantité appréciable de bouquins. De son ameublement, Raoul Pérot ne conserva qu’un lit, une table, deux chaises et deux malles de voyage rapportées des Indes par son arrière-grand-père. Le poêle tirait mal, l’éclairage laissait à désirer, le poste d’eau et les commodités se disputaient un maigre espace au fond d’un couloir, mais qu’importaient ces détails triviaux à un futur célèbre poète bibliophile ?
Ce matin du 8 janvier, ces détails acquirent cependant un effet redoutable. Grelottant, Raoul Pérot renonça à briser la glace contenue dans le broc fêlé près de la cuvette et dit au revoir à toute velléité de toilette. Les lieux d’aisances ayant été réquisitionnés par sa voisine, une imposante matrone frappée de constipation chronique, il se félicita de disposer d’un vase de nuit pourvu d’un couvercle. Il peigna ses bacchantes en guidon de bicyclette, revêtit un costume défraîchi, se coiffa de son feutre à la Hugo et grignota une brioche fossilisée. Puis il consulta sa montre et constata qu’il était en avance.
Assit sur son lit, un cahier sur les genoux, il recommença pour la centième fois les minutieux calculs destinés à le rassurer.
« Étant donné qu’un étalage comporte en moyenne mille deux cents volumes, il suffirait de vendre chaque jour quarante livres à cinquante centimes pour obtenir la somme de vingt francs. Ajouter un ou deux merles blancs d’une valeur comprise entre cinq et quinze francs, plus une certaine dose de drouille 1 à la fourchette de prix variés : de cinq sous à vingt sous, cela exaucerait largement mes ambitions. »
Il se souvint du vieillard, quai de Montebello, qui, par un triste après-midi, contemplait le petit bras de Seine où un suicidé venait d’être repêché. Le bonhomme, aux frusques et aux croquenots rapetassés, évoquait un épouvantail. À sa vue il s’était exclamé :
— Ben au moins, ça fait de la distraction, parce que, côté thunes, y en a que pour les boutiquiers de babioles ! Les touristes se pressent à la morgue ou se démanchent le cou vers les gargouilles de Notre-Dame. Mes chansons à deux sous, ils s’en balancent.
Par bonheur, Raoul Pérot avait rencontré nombre de bouquinistes érudits, friands de bons auteurs et de grands papiers . L’un d’eux, devenu son ami, et près duquel il allait avoir l’aubaine de s’installer, lisait Platon, Goethe et Shakespeare dans le texte. Il avait sacrifié de brillantes études à deux biens inestimables : l’indépendance et la liberté. Il se nommait Fulbert Bottier.
Quelle que soit la saison, Fulbert Bottier quittait au point du jour son deux-pièces de la rue Garancière afin d’arpenter seul les quais déserts. Il avait le sentiment d’être le maître du bitume et du fleuve. Sur la rive droite, égarés dans la brume, le doigt dressé de la tour Saint-Jacques, le pavillon de Flore et la façade du Louvre lui appartenaient. Quand il atteignait l’emplacement de ses caisses, il saluait l’embarcadère des bateaux de Suresnes, la rive plantée de platanes où quelques bergeronnettes narguaient les moineaux, et, face à son étalage, à l’angle de la rue de Beaune, l’immeuble dont le rez-de-chaussée abritait un café-restaurant. Au premier étage, M. de Voltaire avait vécu ses dernières années, c’est là qu’il avait rendu l’âme plus d’un siècle auparavant. S’il fermait les yeux, Fulbert Bottier entrevoyait un fantôme fluet appuyé sur une haute canne, chapeauté d’un bonnet de velours pourpre bordé de fourrure. Il eût volontiers donné la moitié de ses volumes rares pour remonter le temps et croiser les visiteurs du philosophe de Ferney. Lesquels choisir ? Mme de Necker ? Gluck ? Goldoni ? Benjamin Franklin ? Les encyclopédistes ou les acteurs de la Comédie-Française ?
Âgé
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