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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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faisan, expert en ouvrages de chasse, et Lucas Le Flohic, individu falot dont le nez se noyait sous une barbe rousse. Deux clients jouaient les seconds couteaux : Gaétan Larue, élagueur de la Ville de Paris, et Ferdinand Pitel, cordonnier de son état.
    Victor demeura fasciné par les énormes chaussures à laçage frontal de l’élagueur, jamais il n’avait observé de si grands pieds, hormis ceux de Raoul Pérot. Tout eût été parfait si Joseph ne s’était entaillé le médius en aidant son parrain Fulbert à visser une patte métallique. Aussitôt les conseils fusèrent :
    — Faut désinfecter, bander, prévenir un docteur, siffler de l’absinthe additionnée de rhum !
    Tandis qu’ils parlaient tous à la fois, Ferdinand Pitel chut lourdement sur le trottoir.
    — Le v’là dans les pommes ! clama Bibi-la-Grillade.
    — C’est le jour des pelles ! nota Fulbert.
    Le cordonnier, un jeune homme fluet à tignasse blonde et frisée, le visage presque enfantin, revint à lui et parvint à se redresser.
    — Excusez-moi, la vue du sang me dégoûte, murmura-t-il, refusant le siège qu’on lui avançait.
    — Qu’est-ce que je devrais dire ! C’est profond, cette vacherie ! Je vais être inapte au travail, glapit Joseph.
    Victor lui confectionna une poupée avec son mouchoir. Raoul Pérot remercia à la ronde et proposa une tournée générale au bistrot d’en face. L’assistance allait accepter quand un quidam empestant à dix mètres l’ail et le tord-boyaux survint. On avait oublié son nom, on ne le désignait que sous le sobriquet de « l’Odeur ».
    — Au troquet ? Vous régalez, monsieur ? s’enquit-il. Vous êtes le nouveau, le numéro onze, c’est ça ? Moi, je suis le quinze, c’est bien, nous pourrons causer. Entre nous, il y a Mme Beaumont, elle n’est guère férue de bibliophilie, c’est une adepte du tricot, alors que moi, j’en sais un rayon sur les Elzévir et les Aldes ! À votre droite, vous aurez un vide, espérons qu’il sera bientôt comblé par un vrai libraire ! Ce qui est chouette, c’est que ce quai est fréquenté par des célébrités, M. Anatole France par exemple, est-il smart avec sa jaquette noire et sa cravate à la Sagan 2  ! L’embêtant c’est que l’hiver le soleil est boulotté par les maisons !
    — Le soleil ? Quel soleil ? objecta Lucas Le Flohic.
    Ces révélations avaient douché la joie de Raoul Pérot. D’ailleurs chacun s’éloignait pas à pas, de manière à fuir le fumet tenace du numéro quinze. Un chien fila, la queue basse, affolé.
    — On va se rincer la dalle ou non ? brailla Bibi-la-Grillade.
    Raoul Pérot lui glissa une pièce à la dérobée en le priant de boire à sa santé, des tâches urgentes l’appelaient chez lui.
    — Ben dans ce cas, salut la compagnie, j’ai une rombière à trimbaler à Bezons avec son mobilier, c’est pas la porte à côté. Hue ! Farine, Tapioca, on lève le camp !
    — Ils font dans l’alimentaire, ses canassons ! s’esclaffa l’Odeur. C’est non ? Personne ne veut écluser un godet ? Bon, j’y vais seul.
    Georges Moizan scruta l’horizon.
    — À votre avis, il va neiger ?
    Lucas Le Flohic, dit « la Météo » parce qu’il était en permanence à l’affût du moindre nuage doublant le cap de l’île de la Cité, examina la rive droite, vers ce qu’il nommait « le trou de Meudon », selon lui le meilleur baromètre céleste.
    — C’est dégagé, les semelles ont laissé des marques sur le macadam, signe de redoux, fiez-vous à mon pif, mes amis, on va être obligés de turbiner ! Dommage, j’ai le gosier archi-sec !
    — Vous avez des nouveautés ? interrogea l’élagueur, affriandé, en pointant du doigt une toile verte bosselée de livres.
    — Oui, mon cher, des merveilles ! répondit Georges Moizan.
    — Oh ! la chasse, ça ne me passionne pas, marmotta Gaétan Larue.
    — Moi non plus, dit Ferdinand Pitel.
    — Patientez, vous serez gâtés. J’ai apporté d’autres trésors ! Et Fulbert a regarni ses casiers hier matin !
    — Moi aussi, j’ai de quoi vous satisfaire, renchérit Lucas Le Flohic, escamotant au passage deux bouteilles de bordeaux derrière des Charpentier 3 d’occasion.
    Victor et Joseph prirent congé. Ils allaient bifurquer rue des Saints-Pères quand Victor se souvint qu’ils étaient à court de papier d’emballage.
    — Une course rue Mazarine, je n’en ai pas pour longtemps.
    — C’est ça,

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