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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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de soixante ans, Fulbert Bottier portait vissé au crâne un gibus dissimulant un début de calvitie et des lunettes à verres opaques et ronds. Sa moustache courte mais épaisse compensait la minceur de ses lèvres. Ce matin-là, son oignon marquait huit heures et demie quand il s’arrêta quai de Conti. Le square du Vert-Galant se teintait d’une lueur rousse. Des mouettes planaient au-dessus de trains de péniches englués dans l’écluse de la Monnaie où femmes et hommes participaient à la manœuvre, de concert avec les mariniers. Les dragues amarrées les unes aux autres par des chaînes près du Pont-Neuf dansaient mollement sur l’eau. Le voile blanc drapé sur le fleuve étouffait les bruits. Au loin, le ferraillement de l’omnibus Clichy-Odéon n’était qu’un écho prisonnier d’un écran de coton.
    Sous les arbres centenaires, les étalages étaient clos, sauf celui du père Maupertuis, déjà tassé sur son escabeau rafistolé avec du fil de fer. Il était spécialisé dans la Revue des Bulloz, il en possédait cinq mille exemplaires. Il prisait également les romanciers anglais du XVIII e  siècle et se targuait de lire pour la vingt-quatrième fois  La Vie et les opinions de Tristram Shandy . Fulbert Bottier échangea un bonjour avec ce collègue qu’il soupçonnait de passer la nuit sur le trottoir, bouquinant à la clarté d’une chandelle. Insensible au froid grâce à sa houppelande doublée de mouton et à ses sabots bourrés de paille, inattentif au monde extérieur, le père Maupertuis abrégea les formules de politesse, humecta son index et tourna une page cornée. Si la Faucheuse persistait à l’oublier, il rapetisserait d’année en année et finirait par disparaître, balayé par le vent qui dispersait le picotin échappé des sacs pendus à l’encolure des chevaux de fiacre.
     
    Victor Legris surgit le deuxième quai de Conti, suivi de près par Raoul Pérot. Les trois hommes inspectèrent l’étalage quelque peu démantibulé.
    — Il aurait besoin d’un bon calfatage et d’un coup de peinture. En plus, ça branle, un boulot bâclé, une veine qu’on ne l’ait pas catapulté sur la berge, bougonna Fulbert Bottier. Enfin, c’est toujours mieux qu’avant 92, quand on nous déniait l’autorisation de fixer les boîtes au parapet et qu’il fallait les transbahuter matin et soir. Quel chambardement ! Ça coûtait vingt sous par jour en allées et venues.
    — Ces couvercles amovibles me contrarient, j’appréhende d’avoir à me livrer à un exercice permanent pour fermer en cas de pluie, remarqua Raoul Pérot. D’autant que les précipitations sont denrée banale à Paris.
    — Je connais un artisan. Il vous adaptera des charnières, c’est pratique, les étalages s’entrebâillent comme des huîtres, à la moindre averse il suffit d’étendre des toiles cirées sur la camelote, elle résiste à la flotte.
    — Et le marchand ? s’enquit Victor.
    — Il se met au sec devant un comptoir.
    — Je ne bénéficie que d’un capital réduit, allégua Raoul Pérot.
    — Ne vous tourmentez pas, l’artisan en question vous fera crédit, vous le paierez au printemps. Tiens, voilà notre carrosse !
    Un haquet brinquebalant aux roues cerclées de fer, tiré par deux percherons sous la conduite d’un joyeux drille à la trogne rubiconde, se gara le long du caniveau.
    — Salut, Bibi-la-Grillade ! En forme ?
    — En forme de quoi ? répliqua le déménageur, hilare.
    Au même instant parut Joseph, le veston et le pantalon tachés, la jambe raide, visiblement furieux.
    — Que vous est-il arrivé ? demanda Victor.
    — Je me suis ramassé une bûche. Du verglas. Les quatre fers en l’air ! J’ai rien de cassé, une chance.
    — Je vais vous indiquer un remède épatant : absinthe, rhum et jus de citron, graillonna Bibi-la-Grillade en allumant un brûle-gueule.
    — Et après on invite la famille aux funérailles, ouiche ! se récria Joseph.
    Avec force ahanements, les cinq comparses soulevèrent les boîtes une à une et les empilèrent dans le haquet. Privé de ses gants, Joseph ne cessait de pester contre l’onglée. Enfin le véhicule fut plein et les percherons priés de trotter jusqu’au quai Voltaire, ce qu’ils firent sans enthousiasme.
    Le déchargement fut rondement mené, grâce au concours des voisins de Fulbert : Georges Moizan, un chétif quadragénaire au menton belliqueux, le chef surmonté d’un chapeau piqué de plumes de

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