L'Etoffe du Juste
Pernelle.
— Pourquoi feraient-ils cela ? Ils n’ont aucune raison de se sentir menacés par une femme et deux hommes en chemise.
Sur ma gauche, le feuillage du bosquet frémit et un homme en émergea. Il s’avança vers nous en titubant et brandit une fourche dans notre direction.
— Passez votre chemin si vous tenez à la vie, dit-il d’une voix haletante en agitant son arme de fortune d’un geste menaçant.
Ugolin allait brandir son épée, mais je l’arrêtai en lui posant la main sur le bras. Il fallait être aveugle pour ne pas voir que cet homme était tout sauf dangereux. Son visage pâle comme la mort était couvert de sueur et son regard était vitreux. Son torse nu, maigre à faire peur, était émaillé d’étranges taches foncées et suppurantes. Ses mains tremblaient tant que sa fourche menaçait de lui échapper à tout moment. Même à plusieurs pas, il dégageait une puanteur épaisse qui provoqua chez moi un mouvement de recul.
Le cadavre ambulant fit quelques pas hésitants vers nous.
— Partez, râla-t-il, si vous ne voulez pas.
Incapable de compléter sa phrase, il ouvrit grand la bouche et, pris d’un violent spasme, vomit un flot de sang épais qui lui macula le menton et la poitrine. Puis il vacilla et s’écroula lourdement sur le côté. Sous mon regard incrédule, la chair de son bras se détacha en râpant le sol, libérant un pus jaunâtre et nauséabond, et découvrant l’os. Ma première réaction fut de scruter l’horizon, à la recherche de l’archer qui l’avait atteint. Puis je réalisai que son dos était exempt de flèche.
— Par le croupion de la Vierge. balbutiai-je. Mais. cet homme est malade.
Pris d’une crainte viscérale, je fis reculer Sauvage de quelques pas. À mes côtés, Ugolin en fit autant. Pernelle, évidemment, fit l’inverse. Elle sauta de sa selle et s’empressa vers le malheureux. Elle remonta sa jupe pour s’en recouvrir les mains, s’agenouilla près de lui et le retourna sur le dos. Plaçant deux doigts sous le menton de l’homme, elle se concentra.
— Plus maintenant. Il est mort, décréta-t-elle en les retirant.
En se gardant soigneusement d’entrer en contact direct avec
le cadavre, elle examina son étrange blessure au bras, les sourcils froncés. Puis elle s’attarda au torse, allant même jusqu’à sentir les taches noires qui le parsemaient. Elle retroussa ensuite les braies du mort et dévoila des marques semblables sur les mollets et les cuisses.
Elle resta longtemps songeuse, vérifiant ceci et cela, marmonnant pour elle-même, puis se redressa brusquement, le visage livide.
— Mon Dieu, protégez-nous, murmura-t-elle distinctement.
Elle se releva d’un trait et recula de quelques pas, les yeux exorbités.
— Qu’est-ce qu’il avait ? m’enquis-je, inquiet de voir mon amie ainsi alarmée, elle qui était habituellement si calme en présence de la maladie.
— Ignis sacer 4 , dit-elle d’une voix à peine audible. J’en avais entendu parler, mais c’est la première fois que je le vois de mes propres yeux.
Elle essuya nerveusement ses mains sur sa blouse, même si elles n’étaient pas entrées en contact avec le mort. Pernelle avait toujours été pâle, mais jamais autant qu’à ce moment précis. Ses lèvres n’étaient plus qu’une mince ligne exsangue et elle semblait sur le point de défaillir.
— À part la peste, c’est la pire maladie que je connaisse, dit-elle, un trémolo de peur dans la voix. Elle corrompt les membres de l’intérieur jusqu’à ce que la chair s’en détache, puis elle gagne les entrailles. Tout se passe en quelques jours à peine et les malades expirent dans d’atroces souffrances. Elle peut raser la population d’un village entier en un rien de temps.
— Fichons le camp d’ici, alors, dit Ugolin, apeuré.
Pernelle fit un effort pour arracher son regard du cadavre,
puis se retourna vivement vers moi avec cet air déterminé que je lui connaissais trop bien.
— Oh non. dis-je, en anticipant ce qu’elle allait me dire.
— Oh si, rétorqua-t-elle, avec détermination.
— N’y songe même pas. Nous devons nous rendre à Gisors sans attendre. Nous n’allons pas nous arrêter ici pour tenter de sauver des gens que nous ne connaissons même pas.
— Réfléchis, pour une fois. Le feu sacré pourrait être le meilleur allié des croisés. S’il se répand dans le
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