L'holocauste oublié
sans pêcheur et chaque vague allumait en moi un nouveau brasier.
— Elles me hissèrent sur ma paillasse où, pendant deux jours, je me tordis de douleur. L’une des gitanes râlait doucement. Les deux autres sanglotaient. Au matin du deuxième jour, je m’endormis.
Anne-Marguerite Dumilieu n’apportera aucune modification à ce texte après mes questions :
— Et les tsiganes ?
— Un matin, une semaine après mon opération, je n’entendis plus les gitanes. Personne n’osa me dire qu’elles étaient mortes dans la nuit mais je compris lorsque je vis l’Allemande frapper de sa cravache le montant de leur lit en ordonnant de « … débarrasser ça », qu’elles avaient fini de souffrir. Elles ne réclamaient plus autre chose depuis des jours.
— Moi je ne voulais pas mourir. Entre deux crises, je m’accrochais de toutes mes forces à ce qui me restait d’espoir. Je me forçais à ouvrir les yeux pour regarder le ciel entre les grilles de la fenêtre.
Elle range les documents, ferme le dossier cartonné.
— J’ai souvent pensé à ces gitanes, à ces tsiganes. Il y avait deux Hongroises jeunes, elles avaient vécu en France, un temps, dans le Midi. Une s’appelait Antonia ; elle avait entre seize et vingt ans, sa sœur à peine plus âgée, devait s’appeler Victoria ou Amélia. Elles mordaient leur poing pour ne pas crier. Je les revois… Victoria avait une robe noire avec des fleurs rouges, Antonia un corsage rouge. Et leurs yeux noirs, leurs yeux noirs qui pleuraient sans cesse. Pourquoi ? Pourquoi mon Dieu ! J’ai dû leur raconter cette histoire de mon enfance. Je suis née en Bourgogne à Gissey-le-Vieil, mes parents étaient employés à la S.N.C.F. En 1916, il y avait de nombreuses bandes de tsiganes qui fuyaient la guerre, ils étaient affamés. Un jour, nous jouions sur le bord de la route avec mes trois frères. J’étais la plus jeune : six ans, ils avaient huit, dix et douze ans. Les tsiganes sont arrivés sur la route et ils ne sont mis à courir avec des bâtons. Nous avons réussi à nous enfuir. Mes parents ont porté plainte. Mes parents ont dit qu’ils avaient faim et qu’ils voulaient me manger. Et Anne-Marguerite Dumilieu ajoute :
— C’est parce que l’on raconte de telles histoires aux enfants, depuis toujours, que les tsiganes sont persécutés. Les Allemands le savaient bien !
LE REFUS DES TSIGANES DE SCHONFELD
— Les (145) dortoirs sont disposés au premier étage, au-dessus du Revier et des bureaux, du côté droit d’un grand hall central constituant l’usine proprement dite. De l’autre côté, au premier étage également, une longue galerie comprend les ateliers de fabrication et les magasins de petit matériel. Aux sous-sols, le réfectoire, les abris pour les bombardements, les cachots et les magasins de gros matériel.
— On ne peut sortir de l’usine, simplement ceinturée par un passage cimenté de la largeur d’un camion. Seul le côté du bout de l’usine dispose d’un espace un peu plus large où pousserait de l’herbe si les détenus n’en arrachaient les brins pour les manger à mesure qu’ils poussent.
— Il y a trois dortoirs : un pour les Russes et les Polonaises, un pour les tsiganes allemandes – les Zigeuner (nous prononçons « cigognes », c’est plus joli !) – et un pour les Françaises.
— Les tsiganes ont été arrêtées au début du règne d’Hitler. Ces errantes, qui ont le mouvement, la liberté, la danse, le rire dans le sang, sont désormais parquées comme des animaux dangereux, privées de tout ce qui est leur raison de vivre, leur seul crime étant d’être nées Zigeuner.
— À l’entrée de chaque dortoir, trois petites armoires en bois blanc à l’usage des Blockova et Stubova. Sur le côté droit, garni de larges et hautes baies vitrées, des lavabos blancs avec eau courante. Sur le côté gauche, les châlits s’alignent, sur deux étages seulement. Au fond du dortoir, le Waschraum, salle de douches, et W.-C. Tout est blanc, propre, hygiénique. L’usine vient d’être construite. Nous sommes les premières occupantes. Après la pouillerie de Sarrebrück et de Ravensbrück, cela paraît merveilleux. Si seulement nous avions assez à manger !…
— L’appel dure longtemps, comme à Ravensbrück, mais nous sommes à l’abri, et cela aussi est une nette amélioration. On nous compte et recompte interminablement. Décidément, les Allemands ne sont pas doués
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