L'holocauste oublié
ANSA
Dans (2) les derniers jours de septembre (3) , Lucette la Cannoise « toucha » une bien étrange compagne de châlit. Notre Kapo polonaise, la « boiteuse », la présenta au block rassemblé en hurlant :
— « C’est une ordure de tsigane. Elle vient d’Auschwitz. Il est interdit de lui parler. Si elle vous parle elle sera pendue. Si vous lui parlez, cinquante coups et pas de soupe pendant trois jours. Compris ? »
Et l’interprète, après avoir traduit le discours de notre « maître », ajouta en s’adressant à Lucette :
— « Fais attention, elle ne plaisante pas. Elle risque sa place et les S.S. le lui ont dit. D’ailleurs la tsigane ne restera qu’un mois. Fais attention la nuit surtout, « la boiteuse » t’aura à l’œil et c’est une vicieuse. »
Ansa, nous devions apprendre son nom trois jours plus tard, était une tsigane originaire de l’Allemagne du Nord, elle pouvait avoir une trentaine d’années. Tout en elle était noir : les yeux, la peau, les cheveux ; un véritable morceau de cuir luisant. Grande, mince, un peu voûtée, elle maniait la pelle et la pioche « avec assurance et élégance ». Elle baissait toujours les yeux. Lucette, sans lui parler, lui fit cadeau d’une cuillère au manche brisé. La tsigane fit un simple signe de la tête et ferma les yeux pour la remercier. Une Polonaise lui trouva une gamelle et la mère Louise, la Normande, un fichu…
Frédérique, la Belge, profita d’une sieste des deux Aufseherinnen après la pause de la soupe aux orties pour se rapprocher d’Ansa qui creusait dans la dernière tranchée. Notre « Kapote » s’abritait de la pluie sous le grand tas de planches de la première tranchée. Même en se penchant elle ne pouvait voir Frédérique et Ansa. Je crois que je n’ai jamais eu plus peur de ma vie. Même aux heures de l’évacuation ou des bombardements. Appuyées sur leur pelle, comme dans un salon, Frédérique et Ansa bavardaient sans la moindre crainte. Cette inconscience me crispa sur la pioche. À tout instant les S.S. pouvaient sortir de la baraque, la Polonaise se relever… Au bout d’une bonne trentaine de minutes, Frédérique s’éloigna de la tsigane qui avait repris son travail. Frédérique, le visage comme apaisé, détendu – je ne lui avais jamais vu au Kommando une telle expression paisible – n’arrivait plus à détacher ses yeux de la silhouette fine d’Ansa…
— « Alors ? qu’est-ce qu’elle a fait ?
— « Dis-nous ?
— « On veut savoir. »
Frédérique répondit à toutes celles qui l’interrogeaient :
— « Plus tard ! Plus tard ! »
Le soir même, dans le fond du block alors qu’Ansa et toutes les femmes exténuées par leur journée de travailleur de force s’étaient endormies, Frédérique la Belge nous raconta, à Lucette et à moi, l’histoire d’Ansa. « Ansa, la dernière tsigane d’Auschwitz. » Ce récit m’a bouleversée au point de m’arracher des larmes. C’est la seule fois où j’ai pleuré en déportation. Cela n’a rien à voir avec « l’émotion » ou la « sensiblerie »… Des larmes de rage. Des larmes de haine. Aujourd’hui encore, lorsqu’il m’arrive de croiser dans les rues de notre siècle une tsigane « à la peau de cuir », je suis obligée de détourner le regard pour ne pas avoir à éclater en sanglots. Ansa la belle tsigane qui croyait être la dernière tsigane sur terre !
— « Ansa, dit Frédérique, est la dernière tsigane d’Europe. Tous ceux de sa race, les bébés, les enfants, les adolescents, les hommes, les femmes, jeunes ou vieux, ont été liquidés à Auschwitz. Tous. Dans la chambre à gaz. Mieux que pour les juifs. Là, pas d’hésitation… tous. Alors que les juifs, suivant les besoins, alimentaient les Kommandos de travail, les nouveaux camps, les usines, le reste, seulement le reste, passait à la chambre à gaz. Les tsiganes, en arrivant, étaient rassemblés dans un camp spécial. Un camp familial. « Le camp tsigane » – un camp à l’intérieur du camp, avec ses barbelés, ses postes de garde, sa porte. Un camp « merveilleux » pour les autres prisonniers… on leur avait laissé leurs vêtements, ce qu’ils avaient apporté en arrivant : leurs instruments de musique en particulier. Il y avait une école et une garderie pour les enfants. La nourriture n’était pas meilleure qu’à Auschwitz même, mais elle était plus abondante car
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