L'ombre du vent
toujours
éteinte, était un simple accessoire de théâtre.
J'arrivai
dans la salle de musique, et la lueur d'un éclair illumina les volutes qui
flottaient dans l'air telles des guirlandes de vapeur. Le clavier du piano
s'étendait comme un sourire sans fin près de la galerie. Je traversai la salle
et parvins à la porte de la bibliothèque. Elle était fermée. Je l'ouvris, et la
clarté de la gloriette qui donnait accès à la collection personnelle du
libraire me souhaita une chaleureuse bienvenue. Les murs couverts de rayons de
livres formaient un ovale au centre duquel étaient disposés une table de
lecture et deux fauteuils de jardin. Je savais que Clara rangeait le roman de
Carax dans une vitrine située près de l'arc de la gloriette, et me dirigeai
silencieusement vers elle. Mon plan – ou mon absence de plan – était de le
reprendre, de le remettre à ce lunatique et de ne plus jamais le revoir. Personne,
à part moi, ne s'apercevrait de la disparition du livre.
L'Ombre du
Vent m'attendait, comme toujours, montrant son dos au fond
d'une étagère. Je m'en emparai et le serrai contre ma poitrine comme si
j'étreignais un vieil ami que j'avais été sur le point de trahir. Judas,
pensai-je. Je m'apprêtais à partir sans que Clara s'aperçoive de ma présence.
J'emportais le livre et disparaissais à jamais de la vie de Clara Barceló. Je
quittai la bibliothèque sur la pointe des pieds. La porte de la chambre de Clara
se dessinait au fond du couloir. Je l'imaginai dans son lit, endormie.
J'imaginai mes doigts caressant sa gorge, explorant un corps dont le souvenir
n'était que pure ignorance. Je rebroussai chemin, prêt à abandonner six années
de chimères, mais quelque chose m'arrêta au moment où j'atteignais la salle de
musique. Une voix derrière moi, de l'autre côté de la porte. Une voix grave,
qui chuchotait et riait. Dans la chambre de Clara. Je marchai lentement vers la
porte, mis la main sur la poignée. Mes doigts tremblaient. J'étais arrivé trop
tard. J'avalai ma salive et ouvris.
3
Le corps
nu de Clara était étendu sur les draps blancs qui brillaient comme de la soie.
Les mains du maestro Neri se promenaient sur ses lèvres, son cou et sa
poitrine. Les yeux blancs fixaient le plafond, frémissant sous les coups de
boutoir que donnait le professeur de musique entre ses cuisses pâles et
tremblantes. Ses mains, celles-là mêmes qui avaient lu mon visage six ans plus
tôt dans l'obscurité de l'Ateneo, étaient cramponnées aux fesses du maestro,
luisantes de sueur, y plantant leurs ongles et le guidant vers son ventre avec
une avidité animale, désespérée. Je crus que j'allais suffoquer. Je dus rester
sur place à les observer pendant presque une demi-minute, paralysé, jusqu'à ce
que le regard de Neri, incrédule d'abord, brûlant de colère ensuite, repère ma
présence. Encore haletant, stupéfait, il s'arrêta. Clara s'accrocha à lui de
plus belle, sans comprendre, frottant son corps contre le sien et lui léchant
le cou.
– Qu'est-ce
qui se passe ? gémit-elle. Pourquoi t'arrêtes-tu ?
Les yeux
d'Adrián Neri lançaient des éclairs de fureur.
– Rien,
murmura-t-il. Je reviens tout de suite.
Neri se
leva et arriva sur moi à la vitesse d'un obus, poings serrés. Je ne le vis même
pas venir. Je ne pouvais détourner les yeux de Clara, trempée de sueur, hors
d'haleine, les côtes se dessinant sous sa peau et les seins frémissant de
désir. Le professeur de musique m'attrapa par le cou et me traîna hors de la
chambre. Mes pieds touchaient à peine le sol, et j'eus beau me démener, je ne
pus me défaire de l'étreinte de Neri qui me trimbalait à travers le jardin
d'hiver.
– Je vais
te réduire en bouillie, minable, grinçait-il entre ses dents.
Il me
traîna jusqu'à la porte d'entrée, l'ouvrit et me propulsa violemment sur le
palier. Le livre de Carax m'avait échappé des mains. Il le ramassa et me le
lança j rageusement à la figure.
– Si je te
revois ici, ou si j'apprends que tu as abordé Clara dans la rue, je te jure que
je te donne une correction qui t'enverra à l'hôpital, sans me soucier de ton
âge de petit merdeux, dit-il froidement. Compris ?
Je me
relevai avec difficulté et découvris que, dans la bagarre, Neri avait déchiré
ma veste en même temps que mon amour-propre.
– Comment
es-tu entré ?
Je ne
répondis pas. Neri soupira, en hochant la tête.
– Allons,
donne-moi les clefs,
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