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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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cracha-t-il, en contenant sa fureur.
    – Quelles
clefs ?
    La gifle
qu'il m'expédia me fit tomber par terre, me relevai, du sang dans la bouche et
un tintement dans l'oreille gauche qui me traversait le crâne comme le sifflet
d'un sergent de ville. Je me tâtai le visage, sentis la coupure qui m'avait
fendu les lèvres brûler sous mes doigts. Une chevalière ensanglantée brillait à
l'annulaire du professeur de musique.
    – Je t'ai
dit : les clefs.
    – Allez
vous faire foutre, crachai-je.
    Je ne vis
pas venir le coup de poing. J'eus l'impression qu'un marteau-pilon me défonçait
l'estomac. Plié en deux comme un pantin cassé, souffle coupé, je rebondis
contre le mur. Neri m'attrapa par les cheveux et fouilla dans mes poches
jusqu'à ce qu'il trouve les clefs. Je rampai en me tenant le ventre,
pleurnichant de douleur, ou de rage.
    – Dites à
Clara que...
    Il me
claqua la porte au nez, et je restai dans le noir le plus total. Je cherchai le
livre à tâtons. Je le récupérai et me laissai glisser de marche en marche, en
me retenant aux murs et en gémissant. Je me retrouvai dans la rue, crachant du
sang et respirant par la bouche à grosses goulées. Le froid et le vent mordants
cinglèrent mes habits mouillés. Ma lèvre éclatée me cuisait.
    – Ça va
comme vous voulez ? demanda une voix dans l'ombre.
    C'était le
clochard à qui j'avais refusé mon aide, un moment plus tôt. Je fis signe que
oui, en évitant son regard, honteux. Je voulus marcher.
    – Attendez
un peu, au moins le temps que la pluie se calme, suggéra le clochard.
    Il me prit
par le bras et me guida sous les arcades vers un coin où il avait déposé un
ballot et un sac contenant quelques hardes.
    – J'ai un
peu de vin. Ça ne peut pas vous faire de mal. Buvez... Rien que pour vous
réchauffer. Et pour désinfecter ça...
    Je bus une
gorgée à la bouteille qu'il m'offrait. Le vin avait un goût de gasoil délayé
dans du vinaigre, mais sa chaleur me calma le ventre et les nerfs. Quelques
gouttes tombèrent sur la blessure et je vis des étoiles dans la nuit la plus
noire de ma vie.
    – Ça fait
du bien, hein ? dit le mendiant en souriant Allez, buvez encore un petit
coup, ça réveillerait un mort.
    – Non,
merci. A votre tour, balbutiai-je.
    Le
clochard s'offrit une longue rasade. Je l'observai avec attention. Il
ressemblait à un comptable de ministère, un être terne qui n'aurait pas changé
de vêtements depuis quinze ans. Il me tendit la main et je la serrai.
    – Fermin
Romero de Torres, en disponibilité. Enchanté de faire votre connaissance.
    – Daniel
Sempere, crétin fini. Tout le plaisir est pour moi.
    – Ne vous
dépréciez pas, la nuit on voit toujours les choses pires qu'elles ne le sont.
Tel que vous voyez, je suis un optimiste né. Je ne doute pas instant que les
jours du régime sont comptés. Tous les indices concordent pour montrer que les
Américains vont débarquer d'un jour à l'autre et qu'ils enverront Franco vendre
des cacahuètes dans les rues de Melilla. Et moi je retrouverai mon poste, ma
réputation et mon honneur perdus.
    – Et que
faisiez-vous ?
    – Services
secrets. Espionnage de haut vol, dit Fermin Romero de Torres. Sachez seulement
que j’étais l'homme de confiance de Maciá à La Havane.
    Je hochai
la tête. Encore un fou. Les nuits de Barcelone les collectionnaient à la pelle.
Ainsi que les idiots dans mon genre.
    –
Dites-moi, cette coupure a mauvaise allure. On vous a flanqué une raclée,
hein ?
    Je portai
les doigts à ma bouche. Elle saignait toujours.
    – Un
affaire de jupons ? s'enquit-il. Vous auriez pu vous éviter ça. Les femmes
de ce pays, et vous pouvez me croire, j'ai bourlingué, sont des hypocrites, et
toutes frigides C'est comme je vous le dis, je me souviens d’une petite
mulâtresse que j'ai laissée à Cuba. Un autre monde, croyez-moi, un autre monde,
hein ? La femme des Caraïbes, elle, vous prend tout le corps avec le
rythme des îles, elle vous gazouille « ay ! papito, dame
plaser, dame plaser », vas-y mon chéri, donne-moi du
plaisir, et un homme véritable, un qui a du sang dans les veines, eh bien, je
vais vous dire...
    Il m'apparut
que Fermin Romero de Torres, ou quel que fût son vrai nom, était autant en
manque de conversation anodine que de bain chaud, de plat de lentilles au
chorizo et de linge propre. Je lui donnai la réplique un moment, en attendant
que la douleur se calme. Cela ne me coûta pas de grands efforts, car ce petit
homme

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