L'ombre du vent
qui vient de faire une découverte, monsieur Gustave
– Dans ce
cas, venez vous asseoir avec nous, il faut fêter ce jour de gloire, clama
Barceló.
– Ce jour
de gloire ? chuchotai-je à mon père.
– Barceló
ne peut jamais s'exprimer simplement, répondit mon père à mi-voix. Ne dis rien,
sinon tu vas l'encourager.
Les
confrères attablés nous ménagèrent une place dans leur cercle et Barceló, qui
aimait jouer les grands seigneurs en public, insista pour que nous soyons ses
invités.
– Quel âge
a ce jouvenceau ? s'enquit-il en me dévisageant avec intérêt.
– Presque
onze ans, déclarai-je. Barceló m'adressa un sourire farceur.
–
C'est-à-dire dix. Ne te rajoute pas des années, vaurien, la vie s'en chargera
bien assez tôt.
Un murmure
d'approbation parcourut l'assistance. Barceló fit signe qu'il voulait passer
commande à un serveur qui semblait sur le point d'être déclaré monument
historique.
– Un
cognac pour mon ami Sempere, et du bon. Et pour le rejeton, une meringue à la
crème, il a besoin de grandir. Ah, et apportez-nous un peu de jambon, mais pas
comme l'autre, hein ? Parce que pour les pneus, on a déjà la maison
Pirelli, rugit le libraire.
Le garçon
acquiesça et partit en traînant les pieds, et son âme avec.
– Vous
vous rendez compte ? commenta le libraire. Ce n'est pas étonnant qu'on ne
trouve pas de travail, dans un pays où les gens ne prennent jamais leur
retraite, même après la mort ? Voyez le Cid. C'est sans espoir.
Barceló
tira sur sa pipe éteinte, scrutant de son regard perçant le livre que j'avais
dans les mains. Malgré ses manières de cabotin et tout son verbiage, il pouvait
flairer une bonne prise comme le loup flaire le sang.
– Voyons,
dit Barceló en feignant l'indifférence. Qu'est-ce que vous m'apportez ?
J'adressai
un regard à mon père. Celui-ci fît un signe affirmatif. Sans plus hésiter, je
tendis le livre à Barceló. Le libraire le prit d'une main experte. Ses doigts
de pianiste explorèrent rapidement sa texture, sa consistance, son état. Un
sourire florentin aux lèvres, il repéra la page des références éditoriales et
l'inspecta pendant une longue minute. Les autres l'observaient en silence,
comme s'ils attendaient un miracle ou la permission de reprendre leur
respiration.
– Carax.
Intéressant, murmura-t-il, d'un air impénétrable.
Je tendis
la main pour récupérer le livre. Barceló haussa les sourcils, mais me le rendit
avec un rictus glacial.
– Où
l’as-tu trouvé, gamin ?
– C'est un
secret, répliquai-je, en sachant que mon père devait sourire en son for
intérieur.
Barceló se
renfrogna et reporta son regard sur mon père.
– Mon cher
Sempere, parce que c'est vous, en raison de toute l'estime que je vous porte et
en l'honneur de la longue et profonde amitié qui nous unit comme des frères,
disons deux cents pesetas et n'en parlons plus.
– C'est
avec mon fils que vous devez discuter, fit remarquer mon père. Le livre est à
lui.
Barceló me
gratifia d'un sourire de loup.
– Qu'en
dis-tu, mon mignon ? Deux cents pesetas, ce n'est pas mal pour une
première vente... Sempere, ce garçon fera son chemin dans le métier.
L'assistance
eut un rire complaisant. Barceló me regarda d'un air affable en sortant son
portefeuille en cuir. Il compta les deux cents pesetas qui, à l'époque,
représentaient une fortune, et me les tendit. Je me bornai à refuser sans rien
dire. Barceló fronça les sourcils.
– Sais-tu
bien que la cupidité est un péché mortel ? Bon, trois cents pesetas, et tu
t'ouvres un livret de caisse d'épargne, vu qu'à ton âge il est bon de penser à
l'avenir.
Je refusai
de nouveau. Barceló lança un regard courroucé à mon père à travers son monocle.
– Inutile
de me demander, dit ce dernier. Je ne suis ici que pour l'accompagner.
Barceló
soupira et m'observa avec attention.
– Alors,
qu'est-ce que tu veux, mon enfant ?
– Ce que
je veux, c'est savoir qui est Julián Carax et où je peux trouver d'autres
livres de lui.
Barceló
rit tout bas et remit son portefeuille dans sa poche, en reconsidérant son
adversaire.
–
Voyez-vous ça, un érudit ! Mais dites-moi, Sempere, qu'est-ce que vous lui
donnez à bouffer, à ce garçon ? blagua-t-il.
Le
libraire se pencha vers moi et, un instant, je crus distinguer dans son regard
un respect qui n'y était pas un moment plus tôt.
– Nous
allons passer un accord, me dit-il sur le ton de la confidence.
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