L'ombre du vent
imaginais, lui et moi, équipés de lanternes et de boussoles, partant
dévoiler les secrets de cette catacombe bibliographique. Puis, me souvenant de
ma promesse, je décidai que les circonstances conseillaient ce que les romans
policiers appelaient un autre modus operandi. A midi, j'abordai mon père pour
le questionner sur ce livre et sur ce Julián Carax que, dans mon enthousiasme,
j'avais imaginés célèbres dans le monde entier. Mon plan était de mettre la
main sur toute l'œuvre et de la lire de bout en bout en moins d'une semaine.
Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que mon père, bon libraire s'il en
fut et connaissant par cœur tous les catalogues d'éditeurs, n'avait jamais
entendu parler ni de L'Ombre du Vent ni de
Julián Carax. Intrigué, il inspecta l'achevé d'imprimer.
– D'après
ce que je lis, ce volume fait partie d'une édition à deux mille cinq cents exemplaires
publiée à Barcelone par la maison Cabestany en décembre 1935.
– Tu
connais cet éditeur ?
– Il a
fermé il y a des années. Mais ce n'est pas la première édition, qui est de
novembre de la même année, et imprimée à Paris... Publiée aux éditions Galliano
& Neuval. Ça ne me dit rien.
– Alors ce
livre est une traduction ? demandai-je, déconcerté.
– Ce n'est
pas indiqué. Pour autant qu'on puisse en juger, le texte est original.
– Un livre
en espagnol, publié d'abord en France ?
– Ce ne
serait pas la première fois, par les temps qui courent, fit observer mon père.
Barceló pourra peut-être nous aider.
Gustavo
Barceló était un vieux collègue de mon père, propriétaire d'une librairie
caverneuse dans la rue Fernando. La fleur de la corporation des libraires d'ancien
le considérait comme son maître. Il vivait perpétuellement collé à une pipe
éteinte qui répandait des effluves de marché persan, et se décrivait lui-même
comme le dernier romantique. Bien que natif de la localité de Caldas de
Montbuy, Barceló excipait d'une lointaine parenté avec lord Byron. Peut-être
dans le but de faire ressortir ce lien, il était toujours habillé à la manière
d'un dandy du XIX e siècle, portant foulard, souliers vernis blancs
et un monocle parfaitement inutile dont les mauvaises langues disaient qu'il ne
le quittait jamais, même dans l'intimité des cabinets. En réalité, la seule
parenté dont il pouvait se targuer était celle de son géniteur, un industriel
qui s'était enrichi par des procédés plus ou moins douteux à la fin du siècle
présent. D'après mon père, Gustavo vivait, sur le plan matériel, à l'abri du
besoin, et la librairie était pour lui plus une passion qu'un commerce. Il
aimait les livres à la folie et, bien qu'il le niât catégoriquement, quand
quelqu'un entrait dans sa boutique et tombait amoureux d'un ouvrage dont il ne
pouvait payer le prix, il baissait celui-ci autant qu'il le fallait, ou en
faisait cadeau, s'il estimait que l'acheteur était un authentique lecteur et
non un éphémère dilettante. Ces particularités mises à part, Barceló possédait
une mémoire d'éléphant, et était d'une pédanterie qui éclatait dans toute sa
personne ; mais si quelqu'un s'y connaissait en livres bizarres, c'était
bien lui. Cette après-midi-là, après avoir fermé la librairie, mon père suggéra
de faire quelques pas en direction du café Els Quatre Gats – Les Quatre Chats
–, rue Montsió, où Barceló et ses compères se réunissaient pour discuter poètes
maudits, langues mortes et chefs-d'œuvre abandonnés à la merci des mites.
Els Quatre
Gats, à une portée de lance-pierres de chez nous, était un des endroits de
Barcelone que je préférais. C'était là que mes parents s'étaient connus en
1932, et j'attribuais en partie mon billet de passage en ce monde au charme de
ce vieux café. Des dragons de pierre gardaient l'entrée rencognée dans un
carrefour sombre, et ses becs de gaz figeaient le temps et les souvenirs. A
l'intérieur, les gens se diluaient dans les échos d'autres époques. Des
comptables, des rêveurs et des génies en herbe partageaient leur table avec les
fantômes de Pablo Picasso, Isaac Albeniz, Federico García Lorca ou Salvador
Dali. Là, le premier venu pouvait se sentir pendant quelques instants une
figure historique pour le prix d'un panaché.
– Tiens,
voilà Sempere, s'exclama Barceló en voyant entrer mon père, l'enfant prodigue.
Qu'est-ce qui nous vaut cet honneur ?
– Vous le
devez à mon fils Daniel,
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