Mathilde - III
contraire.
– Je ne cache pas mes idées modernes, lui avait-elle dit, mais
je n’en garde pas moins les pieds sur terre et Gustave a raison de
vouloir se débarrasser des terres peu rentables.
– Peut-être, mais ce n’est pas une raison pour les brader alors
qu’il pourrait en tirer un bon prix, avait opposé Mathilde.
– Il les vend pour ce qu’elles valent et seulement à ceux qui
n’en possèdent pas. Cela leur permet d’améliorer leur
quotidien.
– Mais c’est du socialisme !
– Vous préférez qu’ils nous prennent tout ? lui avait alors
rétorqué Éléonore non sans pertinence.
Certes non, mais Mme de La Joyette était loin d’être convaincue
qu’il faille donner aux basses classes le goût de posséder car
l’appétit vient en mangeant, même si elle admettait en elle-même
que son régisseur n’était pas sans habileté dans la pratique de
leurs paysans.
Mathilde se surprit elle-même. « Leurs paysans »… Mais
c’étaient
les siens
!
Elle sourit. Force lui était de constater que, si elle ne se
désintéressait pas de la gestion du domaine, elle s’en reposait
entièrement sur Gustave Bouteux. D’ailleurs, les judicieux
placements financiers qu’elle avait effectués sur les conseils de
Miss Sarah promettaient d’être d’un bien meilleur rapport que celui
des produits du domaine et elle s’était prise au jeu. Sa bonne amie
Marie-Thérèse de Bonnefeuille ne disait-elle pas qu’elle allait
devenir une redoutable « brasseuse d’affaires » si elle
continuait à ce train-là ?
En fait, elle y était pour bien peu car tout le mérite en
revenait au sens aigu des affaires de Sarah Dufort qui, elle, était
réellement redoutable sur ce terrain-là et se faisait rémunérer ses
conseils « amicaux » en empochant vingt pour cent de ses
gains. « Pour mes œuvres », prétendait-elle le plus
sérieusement du monde sans lui en dire plus sur lesdites œuvres.
Mais Mme de La Joyette subodorait que celles-ci avaient à voir avec
celles de feu Charles-Émile de La Joyette, le
« partageux » de la famille devenu homme d’affaires avisé
aux Amériques après avoir fait le coup de feu avec les communards,
ce qui lui avait valu la déportation en Nouvelle-Calédonie aux
côtés de Louise Michel, la « vierge rouge ».
D’ailleurs que serait-elle devenue sans Miss Sarah et les
soins attentifs du Dr Jacob après ce mois de février 1921 où elle
avait perdu à la fois l’homme qu’elle aimait et l’enfant qu’elle
attendait de lui ?
Mais Mme de La Joyette était encore incapable d’évoquer cette
période si douloureuse de sa vie et dont elle avait terriblement
honte tant elle s’était vue près de sombrer dans la déchéance
physique et morale.
Était-ce à cause de cette sinistre cérémonie du 11 novembre
qu’elle y resongeait soudainement ?
C’était en tous les cas le plus triste et malheureux des
anniversaires puisque le 11 novembre 1915 son mari s’était fait
tuer à la guerre à l’heure même où elle donnait le jour à ses
jumelles.
Sans s’en apercevoir, les larmes lui vinrent aux yeux – mais,
dans l’assistance recueillie, qui n’avait pas le regard embué ou
les joues baignées de larmes ?
Que n’aurait-elle donné pour que son mari fût tué le 11 d’un
autre mois ou que ses filles naquissent un autre jour !
N’auraient-elles donc jamais droit à un autre anniversaire de leur
naissance que celui de la mort de leur père dont elles n’avaient
connu que le cercueil ?
Y avait-elle seulement songé jusqu’à ce jour ?
Elle qui avait tant souffert n’avait même pas soupçonné la
souffrance que cela avait dû représenter pour ses filles.
Était-elle une si mauvaise mère ?
Mme de La Joyette souleva délicatement sa voilette de deuil pour
essuyer du coin de son mouchoir ses larmes naissantes.
L’assistance en fut profondément émue. C’était la première fois
que ses gens voyaient Mme la comtesse pleurer.
Mathilde maudit cette cérémonie et le discours interminable du
maire qui succédait à celui grandiloquent de l’instituteur –
« Nos pères, nos fils et nos époux qui ne seront pas morts en
vain puisque, grâce à leur sacrifice, l’humanité ne connaîtra plus
la guerre… ». Elle n’avait que faire d’être là alors qu’elle
aurait dû être en train de préparer une joyeuse fête d’anniversaire
pour Augustine et Augusta qui fêtaient en ce moment même leurs sept
ans, l’âge de
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