Mélancolie française
qu’un ami m’expliquât mon erreur. Je n’avais pas tout à fait tort. Ma formule était plus efficace, mais moins subtile. Il nous fallut mille ans pour détruire ce qu’on voulait remplacer, le pape et l’empereur. Le pape, donc, d’un soufflet de Guillaume de Nogaret, et d’un obstiné et sourcilleux gallicanisme. L’empereur, de plusieurs siècles de guerres, de victoires, de défaites, de ruses, de mariages, d’échecs, de complots, d’assassinats. Audace et prudence. Trois pas en avant, deux pas en arrière. Franciser les terres qu’on annexerait plus tard. Annexer des terres qu’on franciserait plus tard. Tout cela nécessitait patience et longueur de temps. Nous fumes d’abord obsédés par la ligne nord-sud, comme pour retrouver au plus vite notre matrice méditerranéenne. C’était aussi notre axe commercial, de la Provence vers l’Angleterre ; toutes les foires du Moyen Âge, Beaucaire, Lyon, Troyes, Chalon, Paris, Arras sont sur cette route. La vallée de la Garonne fut annexée à la France en 1271, celle du Rhône en 1453. Les limites des Pyrénées et des Alpes furent donc atteintes. Restait le Rhin. Nous n’y parvînmes qu’avec Henri IV et Richelieu. La victoire du Grand Condé sur les Espagnols à Rocroi signa la passation des pouvoirs entre les Habsbourg et les Capétiens.
Dans une pièce de théâtre, sans doute écrite par Richelieu – en tout cas inspirée et commandée par le Cardinal –, opportunément exhumée par Jean-Christian Petitfils dans sa dernière livraison sur le roi Louis XIII, une belle jeune fille, nommée Europe, est ardemment courtisée par un matamore arborant une fraise superbe, nommé Ibère, mais elle lui préfère un Francion, vêtu à l’antique (à la romaine, donc) un coq gaulois sur son casque, qui lui susurre :
« Ibère est-il bien constant ? Il voit la nymphe Afrique, Il court la belle Indie, il possède Amérique : Puis il veut vous avoir ; rien ne peut l’assouvir Pour moi je ne prétends que l’heur de vous servir. » Ibère multiplie les manœuvres, cherchant à conquérir Ausonie (l’Italie). Francion, agissant autant par générosité que par légitime défense, vole au secours de celle-ci. Ibère se tourne alors vers Germanique, au casque à deux aigles, qui refuse elle aussi de se laisser duper, lui préférant le brave Francion parce qu’il est : « Sans intérêt, sans orgueil, sans malice. Son cœur franc veut la paix, sans fard, sans artifice. » Et Francion, qui ne prétend à « ni conquête ni bien », d’apporter finalement à tous la paix, y compris à Ibère, qui est aussi « de son sang ».
Et Petitfils de conclure : « La pièce est intéressante en ce qu’elle livre une vision globale de la politique étrangère du Cardinal, notamment son projet de concorde européenne placée sous la tutelle française. »
À l’époque, seuls des esprits originaux et visionnaires incitent le roi Louis XIII à reconstituer l’empire de Charlemagne. Le concept de « frontières naturelles » n’est pas dans le vocabulaire du grand cardinal, qui se contente, une fois récupérées l’Artois, les Flandres ou la Franche-Comté, de son « système de portes », sur l’Italie et sur l’Allemagne. Mais ce n’est que partie remise. Les Valois se sont englués en Italie ; les Bourbons dirigent leurs yeux et leurs troupes vers l’Allemagne. Pourtant, lors de la crise de Mantoue, en 1628, Louis XIII prouva qu’il ne renonçait pas au rêve italien de ses prédécesseurs. Et, aux confins même de la mort, il refusa opiniâtrement de lâcher la moindre de ses conquêtes, loin du geste chevaleresque de Saint-Louis rendant des territoires pour obtenir la paix.
La monarchie française s’était rêvée en lointain descendant du roi David. Dans son combat contre le Goliath impérial, sa fronde salvatrice s’appellera le protestantisme. L’irruption de la religion réformée crèverait en effet le seul lien de l’empire des Habsbourg, conduirait un Charles Quint découragé vers une retraite monacale, ravagerait l’Allemagne dans une guerre de Trente Ans, où périt la moitié de sa population. Richelieu trouverait dans ces princes protestants, Allemands et Suédois, des alliés fidèles et valeureux. Le royaume de France avait, lui aussi, manqué périr dans les flammes de la guerre des religions. Mais le clan des « politiques » autour d’Henri IV avait fini par trouver une solution d’avenir : le pluralisme religieux. Non sans
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