Mélancolie française
Chapitre premier
Rome
La France n’est pas en Europe ; elle est l’Europe. La France réunit tous les caractères physiques, géologiques, botaniques, climatiques de l’Europe. Elle est, écrivait il y a plus d’un siècle le géographe Vidal de La Blache, le seul pays à la fois du Nord et du Midi, de l’Est et de l’Ouest :
« Tandis que le paysan du Roussillon et de la Provence lutte contre une sécheresse africaine, celui de la Bretagne vit dans l’air humide qui baigne l’Angleterre et y conforme ses cultures et ses goûts. "S’il pleut chaque jour, dit-il, c’est trop ; s’il ne pleut que tous les deux jours, ce n’est pas assez." Et comme l’Anglais, il souffre quand s’établissent les vents secs de l’est. Mais dans l’intérieur, le climat de nos plaines peut être regardé comme le climat moyen de l’Europe. »
La France est le jardin de l’Europe. Par la vallée du Rhône, la France s’ouvre sur l’Italie ; par celles de la Moselle et du Rhin, nous sommes en Allemagne. Le Roussillon est espagnol, la Provence est un amas composite de cités grecques et de municipes romains ; la Lorraine est une miniature de l’Empire germanique, où Français et Allemands sont intimement mêlés. Toulouse est une Rome à moitié réussie ; au Capitole, les archives de la ville étaient gardées dans une armoire de fer, comme les flammes romaines. La Normandie est une autre Angleterre ; nichée au cœur du plateau des deux Sèvres, qu’on appelait la Petite Hollande, La Rochelle se crut une Amsterdam dont Coligny eût été le Guillaume d’Orange, avant que Richelieu ne l’assiégeât et l’abattît ; le plat pays du nord de la France est le même que celui d’Ypres, de Gand et de Bruges. La langue bretonne est de la famille celte comme le gaélique irlandais. Et quant au Basque qui a vu, dit Michelet, toutes les nations passer devant lui, il ne se soucie même plus de savoir de quand il date.
Trop de talents, trop de richesses, trop de ressources. Trop de choix. Trop d’hommes, d’idées, de raffinements. Ce fut peut-être au final le malheur de la France. L’Angleterre n’avait que la mer ; l’Allemagne, seulement le continent. Nous sommes le seul pays d’Europe à la fois continental et maritime. Cette situation « fait depuis le XVI e siècle et même avant (croisades…) le grand drame permanent de l’histoire française : la France pourra-t-elle mener de front la politique continentale que lui impose sa situation en Europe, et la politique maritime et coloniale qu’appelle sa façade maritime ? […] Le Français sera-t-il un marin et un terrien à la fois ? » (Yves Renouard, Leçons sur l’unité et la civilisation françaises.)
La France n’est pas en Europe ; elle est l’Europe. Ce fut longtemps sa force, c’est désormais sa faiblesse. Son destin était de rassembler l’Europe continentale ; l’avenir radieux qu’on lui présente est de constituer un Texas ou une Californie des États-Unis d’Europe. Les partisans de l’Europe d’aujourd’hui citent complaisamment le fameux et flamboyant exorde de Victor Hugo : « Un jour viendra où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Pétersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu’elle serait impossible et qu’elle paraîtrait absurde aujourd’hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie. Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne […], vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne […]. » Ils oublient seulement de préciser que l’Europe de Victor Hugo a pour capitale Paris ; la langue de cette Europe ne peut être que ce français qu’il aime tant et manie avec génie ; c’est le pendant lyrique et romantique de l’Europe française sous la botte de Napoléon.
Dans l’esprit de l’Empereur, Paris devait être la nouvelle Rome. Il y lança donc d’immenses travaux dont les plans furent scrupuleusement suivis par tous les régimes successifs et aboutirent avec le baron Haussmann. Napoléon avait prévu la construction d’innombrables palais pour recevoir tous les souverains d’Europe qui se réuniraient à Paris dans une sorte de grand Sénat sous la domination bienveillante et civilisatrice de la France. Quand Paris est envahi en 1814, que les cosaques font boire leurs chevaux dans la fontaine de la place de la Concorde, Chateaubriand
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