Mourir pour Saragosse
aiguiller la conversation sur les deux sièges de Saragosse. Il fallait y venir.
J’avais un avantage sur mes amis : pouvoir en parler durant des heures, comme je l’avais fait récemment dans mes mémoires de guerre, car, contrairement à eux, je les avaissuivis tous deux de bout en bout. Je restai pourtant en retrait pour les laisser s’exprimer, mais, appelés par d’autres campagnes, ne s’y étaient pas attardés.
– Je sais ce qui s’y est passé, me dit Fournier, et j’aurais mal supporté d’assister au second siège. Je venais de traquer les tuniques rouges à La Corogne. Pour moi, y revenir, ç’aurait été l’enfer après la géhenne.
– Je parle de ce siège dans mes écrits, ajouta Marbot, et j’en ai encore la chair de poule. Le peu de temps que j’y suis resté, j’ai compris qu’une population peut choisir de mourir plutôt que de renoncer à son indépendance. Les anciens ont eu Numance. Nous avons eu Saragosse. Napoléon aurait dû renoncer à ce second siège. Les résultats du premier auraient dû le mettre en garde.
– Abandonner Saragosse, dis-je, aurait signifié laisser la place libre aux Anglais, ce qui les aurait rapprochés des Pyrénées.
– Les Anglais, s’exclama Fournier, auraient connu les mêmes difficultés que nous ! Oublies-tu que les Espagnols les détestent, autant sinon plus que nous ?
Nos amis s’interrompirent après avoir savouré les premières bouchées du lièvre, arrosées d’un vin un peu trop âpre pour accompagner cette chair délicate. Saragosse paraissait soudain avoir passé à la trappe.
Je posai à Fournier la question que j’avais méditée : n’avait-il pas, comme Marbot et moi, l’intention de raconter ses campagnes. Il faillit s’étrangler.
– Moi, écrire mes mémoires ? Tu rêves, Antoine ! J’en serais bien incapable. La plume est mieux à sa place sur mon chapeau qu’à ma main. Pourtant, quand je me penche sur mon passé, j’ai l’impression que le mauvais sujet que je suis a été un personnage de roman ou de théâtre et qu’on pourrait faire un livre de ma vie, mais ce n’est pas moi qui vais m’y risquer. D’autres, peut-être…
Je restai béat de surprise quand je l’entendis énoncer cette absurdité :
– J’aurais aimé accompagner Napoléon sur son rocher, mes amis. Là-bas était ma vraie place.
– Tu nous la bâilles belle ! s’écria Marbot. Je croyais que tu le détestais.
– Mes idées n’ont pas changé, l’ami. J’éprouve pour lui le sentiment qui nous lie à certaines femmes : un partage entre l’amour et la haine. Je me suis plu à le provoquer, mais comment ne pas l’admirer et même l’aimer ? Eh oui, j’ai aimé l’Empereur, et j’aurais voulu, comme Bertrand, assister à sa fin. Et croyez-moi, cette vieille baderne que je suis aurait pleuré comme un gosse !
Delvert m’avait ménagé une surprise. Il avait ajouté un plat à ceux dont nous étions convenus. Il ne manquait que la fanfare lorsqu’il surgit, un feu de joie sur sa trogne, en s’écriant :
– Messieurs, je vous ai préparé un mets dont vous vous souviendrez jusqu’à la fin de vos jours.
Il fit poser le plat au milieu de la table, ôta la serviette qui le recouvrait, et nous eûmes ce spectacle sublime : des bécasses rôties, suintantes de graisse, alignées sur un lit de truffes en rondelles et bordées d’une dentelle de mousse de foie gras.
– Monsieur le baron Antoine de Barsac, s’écria Marbot, tu es Lucullus en personne, et ce repas est digne d’un consul romain !
Je demandai à Delvert ce qu’il avait prévu comme vin.
– J’y ai longtemps réfléchi, monsieur. Du cahors ? trop corsé. J’ai préféré la « perpétuelle » : un auxerrois royal vieilli en fût de chêne. Vous en tirez un litre et vous le remplacez aussitôt par le même, la barrique devant toujours rester pleine. Ça date du Moyen Âge, à ce qu’on dit.
Je vis Fournier laisser sa fourchette en suspens, dresser l’oreille et froncer les sourcils. Il montait du rez-de-chaussée un chant entonné en chœur : « Ô Richard, ô mon roi ! » Je n’eus pas de peine à reconnaître l’hymne des royalistes et à y voir une provocation.
Avant même que nous ayons pu le retenir, Fournier avait arraché sa serviette, s’était avancé en titubant vers l’escalier et avait entonné une de nos chansons de marche :
Napoléon est Empereur
V’là ce que c’est qu’avoir du
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