Mourir pour Saragosse
dit en me pressant contre sa poitrine :
– Monsieur le baron de Barsac, je suis au comble du bonheur. Tu as une mine de jeune homme et, sans ce pilon, tu aurais l’air d’un gandin !
Il soupira :
– Je suis le premier surpris d’être encore en vie après une centaine de combats et une douzaine de blessures. Et ce n’est pas fini. Il y a encore de la place sur la passoire que je suis devenu, mais il m’en coûterait de laisser ma dépouille en Algérie !
À quarante-trois ans, il n’arrivait pas à divorcer de cette harpie, la guerre. Il tenait cela, me dit-il, « de sa famille ». Sous la Révolution, son père était allé se battre et mourir à Gênes.
Je lui fis servir un rafraîchissement. Il reprit :
– La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était… aide-moi, Antoine…
– À Vienne. Avant, c’était à Saragosse.
– Ah ! Saragosse… J’en ai ramené des souvenirs terrifiants qui figureront dans mes mémoires. Nom de Dieu, qu’est-ce qui a poussé Napoléon à vouloir prendre cette ville, quitte à la détruire et à massacrer ses habitants ? Il est vrai que Dresde et Waterloo n’étaient pas non plus une fête de village. J’en sais quelque chose : j’y étais !
Il me confia qu’à la chute de l’Empire il avait été admis au « traitement de réforme » avant d’être rétabli, mais en demi-solde, et rappelé, avec le grade de colonel, au 8 e régiment de chasseurs. Lui, l’ex-général, rétrogradé…
– Je vais donc rempiler, ajouta-t-il. L’Algérie me fera peut-être perdre du poids.
En buvant son verre d’eau, il se perdit dans la contemplation du paysage que l’on découvrait de la terrasse. J’en profitai pour m’assurer qu’Héloïse et Félicien seraient bien traités dans la salle du bas.
Nous n’allions pas attendre longtemps Fournier. Marbot était venu à cheval, lui arriva en calèche, après avoir voyagé une partie de la nuit. Il me dit en m’embrassant avec effusion :
– Tu as perdu une guibole, mon gaillard, mais je te retrouve frais comme un gardon, tandis que moi…
– Serais-tu malade ? Il n’y paraît pas.
– Et pour cause ! Les rhumatismes, ça se voit pas mais ils mettent à la torture. J’ai trop abusé de ma vieille carcasse.
Il se dirigea vers Marbot et se contenta de lui serrer la main en lui disant, avec sa volubilité coutumière :
– Milladiou ! Toi au moins tu n’inspires pas la pitié. Tu es devenu rond comme une courge. Allons, fais pas la gueule. Je t’envie. Jeune encore, belle carrière en perspective dans le bled d’Algérie… Tu auras ta statue sur la grand-place de Beaulieu où les gens te respectent, tandis que moi, à Sarlat, on me déteste au point de souhaiter ma mort.
Il exagérait à peine. J’avais appris par Héloïse que les habitants ne le saluaient pas et même se détournaient lorsqu’il paradait avec son escorte. Il avait envisagé de se présenter à la députation mais y avait sagement renoncé, sachant qu’il subirait une défaite humiliante. Louis XVIII lui avait proposé le titre de duc de Lugo ; il l’avait refusé. En revanche, le roi avait consenti à ce qu’il joignît à son nom celui de Sarlovèze (« enfant de Sarlat »). Charles X lui avait conféré la dignité de grand officier de la Légion d’honneur et l’avait invité à son sacre. Napoléon n’en eût pas fait autant…
– Charles m’a à la bonne, mes drôles ! Il vient de me confier une mission : aller en Angleterre acheter de nouveaux canassons pour le cortège royal !
Je mourais d’envie, avant de passer à table, de lui demander où il en était de son engagement de duelliste et qui était son partenaire. J’y renonçai, conscient de me heurter à un secret inviolable.
J’avais obtenu de Delvert que notre table fût dressée sur la terrasse, pour mieux profiter du radieux paysage de la vallée sur laquelle tournoyaient des vols de pigeons et de corbeaux, et que personne d’autre n’y eût accès. Voilé d’une brume légère, le soleil ne risquait pas de nous incommoder.
J’avais émis une autre exigence : que ces agapes fussent dignes de rester dans la mémoire de mes invités. Pour lesvins, je lui faisais confiance : il passait pour avoir la meilleure cave de la province.
À peine avions-nous passé à table et dégusté un madère de grande année qu’un tumulte dans la cour attira notre attention. Deux chasseurs à cheval, accompagnés d’une
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