Mourir pour Saragosse
cœur !
Il aurait aimé que nous le soutenions, mais ni Marbot ni moi n’avions envie de voir la situation s’envenimer. Je songeai à Héloïse et me dis qu’elle devait trépigner d’indignation au milieu de ces soudards.
C’est alors que nous vîmes revenir Delvert, bouleversé.
– Monsieur, me dit-il, faut que vous veniez. Ils s’en prennent à votre épouse et à votre fils.
Je me levai en laissant la moitié de ma bécasse dans mon assiette. Mes deux amis m’aidèrent à descendre l’escalier.
Il était temps. Des soldats de l’escorte avaient entrepris de hisser Héloïse sur leur table pour lui faire chanter leur hymne. Je frappai de ma canne sur un guéridon et leur ordonnai de lâcher la malheureuse que Fabrice tentait de protéger.
– Monsieur le baron, me dit le capitaine, nous ignorions que cette dame était votre épouse. Nous ne voulions pas la brutaliser, simplement la faire participer à cette petite fête, en tout bien tout honneur. Il reste du vin. Nous allons boire ensemble à la santé du roi.
Il remplit un verre et me le tendit. Je le repoussai.
– Votre réaction ne me surprend pas ! s’écria-t-il. Elle confirme ce que je soupçonnais : vous et vos amis êtes en train de comploter contre le régime.
– Pensez ce que vous voudrez, lui répondis-je, mais laissez mon épouse et mon fils en paix.
– Ce que j’en pense, ajouta-t-il avec un rire mauvais, c’est que nous allons nous saisir de vous et vous livrer à la justice militaire de Cahors.
Je sentais, derrière moi, Fournier qui rongeait son frein. Il s’avança vers l’officier en s’exclamant :
– Et moi je te dis, capitaine de mes fesses, que tu vas faire tes excuses à madame, sinon…
Son sabre émit un sifflement en jaillissant du fourreau. Fournier en braqua la pointe sur la gorge du capitaine en lui jetant :
– Dis à tes hommes de ne pas bouger, jean-foutre, et suis-moi dans le jardin. Nous allons vider cette querelle.
Héloïse, toute frémissante, s’était blottie contre moi. Je lui ordonnai d’aller se réfugier avec Fabrice, pâle comme un cierge, dans les cuisines et de se tenir prête à partir.
Je tentai d’apaiser cette dispute et d’éviter toute effusion de sang, fût-ce par un duel dont la conclusion ne me laissait aucun doute.
– Capitaine, vous avez ma parole : toute idée de complot nous est étrangère. Serait-il interdit de nous réunir pour évoquer nos souvenirs de campagne ? La Légion d’honneur que nous portons sur nos habits devrait témoigner de notre bonne foi.
– Cette médaille, s’écria l’autre officier, nous savons à qui vous la devez : à l’usurpateur ! Vous n’avez pas lieu de vous en glorifier.
J’allais riposter. Marbot le fit à ma place.
– Retire ces propos infamants, mon gars, sinon tu vas le regretter !
– Général Fournier, lança l’escogriffe, je relève le gant. Je suis votre homme si vous désirez toujours vous battre.
Ils s’avancèrent l’un vers l’autre, sabre au clair. Je criai en m’interposant :
– Rengainez, je vous prie ! Ce duel serait contraire aux règles ! Un capitaine ne peut se battre contre un général de division, qui plus est inspecteur des Armées.
Un lourd silence suivit mon intervention. Les deux adversaires firent un pas en arrière. J’ajoutai :
– Restons-en là, je vous en conjure ! Vous nous avez accusés de trahir le régime ? Alors reconnaissez votre erreur et partez dès que vous aurez fini votre « petite fête ». Si vous persistiez à nous créer des ennuis, vous perdriez votre temps et votre honneur.
Ainsi s’acheva l’algarade. Les excuses présentées et la sérénité revenue, nous allions pouvoir faire un sort à nos bécasses.
Je passe sur la fin de ce repas : les cabécous de Rocamadour, les merveilles croustillantes et, pour finir, la vieille prune et la liqueur de noix de Pinsac. Nous n’avons pas touché à la corbeille de fruits de saison qui formaient dans le soleil, sur leur lit de feuilles de figuier, des taches de couleur.
J’offris des cigares de La Havane. Fournier, en allumant le sien, nous fit part des événements qui l’attendaient. Il partait, comme aide de camp du duc d’Orléans, guerroyer en Belgique où une révolution risquait de nous priver du port d’Anvers.
Marbot, lui, exprima ses appréhensions quant à sa prochaine campagne d’Algérie. Il souffrait d’avance à l’idée, nous dit-il, de massacrer des
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