[Napoléon 1] Le chant du départ
subordonné de Reubell, qui le couvre de sarcasmes et le méprise.
Ce sont ces hommes-là qu’il faut circonvenir, quoi qu’il en coûte, sans pour autant se laisser confondre avec eux.
Napoléon se rend auprès d’eux au palais du Luxembourg. Il travaille à ce projet d’invasion de l’Angleterre. N’est-il pas le général en chef de l’Armée chargé de cette mission ?
Il est debout, face au Directeur. Il expose les difficultés de l’entreprise. Il a ordonné la mise en état de l’armement naval de Brest. Il a vu Wolf-Tone, le patriote irlandais. On pourrait envisager, explique-t-il, un débarquement en Irlande, et susciter ainsi une révolte contre l’envahisseur anglais.
Il sent que peu à peu il désarme les critiques. Le travail paie.
Au début du mois de janvier, on le convoque d’urgence. Des événements graves se sont produits à Rome. Les Romains, endoctrinés par les prêtres, ont attaqué les troupes françaises. Le général Duphot a été assassiné. L’ambassadeur Joseph Bonaparte a dû quitter Rome.
Napoléon donne ses consignes, écrit au général Berthier, qui l’a remplacé à la tête de l’armée d’Italie.
Mais, même dans ces circonstances dramatiques, souvent les regards qu’on lui jette sont chargés d’arrière-pensées politiques. Alors il se défend. Il écarte les généraux qu’il estime ses rivaux, Bernadotte et son ancien subordonné Augereau, qui a écrit que Bonaparte était un « brouillon ambitieux et assassin ». On a fait circuler des exemplaires de cette lettre auprès des députés. Et Napoléon en a eu connaissance.
La fureur l’a submergé. Il a froissé la copie de la lettre. Il faut toujours être sur ses gardes.
Le 18 janvier, Talleyrand demande à voir Napoléon.
Napoléon se rend à l’hôtel de Galliffet. Talleyrand l’accueille avec des démonstrations d’admiration plus appuyées qu’à l’habitude. Il bavarde, puis, enfin, il dévoile le motif de la rencontre. Le 21 janvier doit être fêté en l’ancienne église Saint-Sulpice le cinquième anniversaire de l’exécution du roi Louis XVI. Et le Directoire souhaite que Napoléon assiste à la cérémonie.
Talleyrand sourit et se tait. Napoléon le fixe.
— Je n’ai pas de fonction publique, dit-il. Ma présence ne s’expliquerait pas.
Le piège est évident. Depuis des semaines il s’évertue à se placer au-dessus des camps qui s’affrontent, on veut le contraindre à choisir.
Quand, il y a trois jours, dans l’un des plus célèbres cafés de Paris, le café Garchy, proche du Palais-Royal, une rixe a opposé des anciens émigrés royalistes et des Jacobins, et qu’on a relevé un mort et des blessés, il a violemment protesté, s’indignant, parlant de vandalisme, de vol, de massacre sous le couvert de jacobinisme. Il a même accusé la police d’avoir organisé ce « crime atroce », cette « expédition de coupe-jarrets ». Il est pour l’ordre et la fin des violences. Il faut que s’effacent les oppositions passées entre Jacobins et émigrés. Il faut le gouvernement des meilleurs. C’est ce qu’il a organisé dans les républiques italiennes.
C’est cela qui attire dans sa personne : il est l’homme qui va rétablir la paix civile. Et les Directeurs veulent le mêler à cette célébration de la mort de Louis XVI !
Talleyrand insiste.
— C’est une fête d’anthropophages, dit brusquement Napoléon. Une momerie épouvantable.
Il se calme aussi rapidement qu’il s’est enflammé.
— Je ne prétends pas discuter si le jugement de Louis XVI a été utile ou nuisible, dit-il. Ça a été un incident malheureux.
Il ne conçoit, ajoute-t-il, les fêtes nationales que pour célébrer des victoires. Et on ne pleure que les victimes tombées sur le champ de bataille.
Ils restent tous deux silencieux, puis, d’une voix lente, Talleyrand explique que la Loi régit le pays. Elle prévoit cette célébration. L’influence du général Bonaparte est telle sur l’opinion qu’il doit paraître à cette cérémonie. Les Directeurs qui l’ont demandé s’étonneraient de son absence, estimeraient qu’il a choisi de contester la République.
— Est-ce le moment ? interroge Talleyrand.
Il s’interrompt, puis ajoute que Napoléon pourrait se présenter à la cérémonie de Saint-Sulpice en habit ordinaire, parmi ses collègues de l’Institut.
— L’apparence serait sauve, murmure Talleyrand.
Napoléon ne répond pas
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