[Napoléon 1] Le chant du départ
sommet. Mais il est trop tôt pour montrer qu’il le sait.
Il faut encore paraître n’être rien et ne s’occuper de rien.
Il a appris à ne pas se laisser griser par l’encens. Lors de la cérémonie officielle que le Directoire a organisée en son honneur dans le palais du Luxembourg, il ne tourne pas la tête vers ceux qui l’acclament aux cris de « Vive Bonaparte ! Vive le général de la grande armée ! » Les rues autour du palais sont pleines d’une foule enthousiaste.
Elle est là pour moi. Elle crie mon nom .
Parce qu’il l’entend, il regarde d’une autre manière les cinq Directeurs dans leur grand manteau entre le rouge clair et l’orangé, jeté sur les épaules, leur grand col blanc, leurs dentelles, leur habit brodé d’or, leur chapeau noir retroussé d’un côté et orné d’un panache tricolore.
Ce ne sont pas leurs noms que répète la foule. Ce n’est pas pour eux que le canon tire, que l’autel de la patrie entouré des statues de la liberté, de l’égalité et de la fraternité a été dressé, et que sur la musique de Mehul, des choeurs entonnent Le Chant du retour, dont les paroles sont de Chénier : c’est pour moi .
Mais eux, les cinq Directeurs, ont le pouvoir d’organiser cela. Et le pouvoir, c’est un réseau de complicités, d’assurances et de contre-assurances, toute une toile d’araignée qui lie des centaines d’hommes entre eux.
Ils tiennent cela, encore.
Talleyrand prononce le discours. « Je pense à tout ce qu’il a fait pour se faire pardonner cette gloire, dit-il, tourné vers Napoléon, à ce goût antique de la simplicité qui le distingue, à son amour pour les sciences abstraites… Personne n’ignore son mépris profond pour l’éclat, pour le luxe, pour le faste, ces méprisables ambitions des âmes communes. Ah, loin de redouter son ambition, je sens qu’il nous faudra peut-être le solliciter un jour pour l’arracher aux douceurs de sa studieuse retraite… »
Napoléon, le visage impassible, les lèvres serrées, les yeux immobiles, écoute. Talleyrand, sans qu’ils aient eu besoin de se concerter, le sert.
Ma modestie doit être éclatante .
Napoléon est décidé à ne prononcer que quelques mots, comme il convient à celui qui a choisi d’être effacé.
« Le peuple français, pour être libre, commence-t-il, avait les rois à combattre. Pour obtenir une Constitution fondée sur la raison, il y avait dix-huit siècles de préjugés à vaincre… Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur les meilleures lois organiques, l’Europe entière deviendra libre. »
On l’acclame. La foule a-t-elle compris que le pays ne dispose pas encore des « meilleures lois » ? Et que lui, Napoléon, le sait ? Il fallait qu’il le dise, quitte à être imprudent, car il doit incarner la volonté de changement.
Et depuis qu’il est arrivé à Paris, on le questionne. Que veut-il ? On compte sur lui pour que le pays enfin s’apaise, et que les coups d’État ne se succèdent plus. Il devait donc laisser entendre qu’il partage ce sentiment.
Dans la journée qui suit cette cérémonie, il reste chez lui, rue de la Victoire. Bourrienne lui rend visite. Il était présent au palais du Luxembourg.
— Cérémonie d’un froid glacial, dit-il. Tout le monde avait l’air de s’observer, et j’ai distingué sur toutes les figures plus de curiosité que de joie ou de témoignage de vraie reconnaissance.
Ils ont peur, explique Napoléon, ils me haïssent.
Il montre une lettre reçue le matin même qui assure qu’un complot existe pour l’empoisonner.
— Ceux qui m’acclamaient, dit-il, m’eussent volontiers étouffé sous les couronnes triomphales.
Prudence, donc. Il faut voiler sa gloire et son orgueil, veiller à rester en vie.
Il demande à un serviteur fidèle, ancien soldat, de l’accompagner. C’est lui qui sert à table et verse son vin.
Sieyès et François de Neufchâteau, entre lesquels Napoléon est assis au banquet offert en son honneur par les deux assemblées, le Conseil des Anciens et celui des Cinq-Cents, s’étonnent de ces précautions. Déjà ils ont été surpris de le voir arriver en « voiture fort modeste », vêtu d’un costume civil mais avec des bottes à éperons comme pour pouvoir sauter sur un cheval en cas de nécessité.
Il répond par un demi-sourire. Feignent-ils d’ignorer qu’on tue ceux qui gênent ? Lui le sait. Et il dérange. Les Jacobins le soupçonnent
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