[Napoléon 1] Le chant du départ
qu’apparaissent les murailles de la forteresse d’Ajaccio.
Il a dix-sept ans et un mois.
Il respire à pleins poumons cette brise odorante, presque tiède, chargée des senteurs du myrte et de l’oranger, dont lui parlait Joseph dans ses lettres.
Et quand les marins jettent les amarres, le premier homme que Bonaparte aperçoit, courant vers la passerelle, c’est son frère aîné.
Il faut retenir ses larmes. Napoléon descend lentement, regarde une à une la mère et les grand-mères, minanna Saveria et minanna Francesca, les tantes, zia Gertrude, et la nourrice Camilla Ilari, qui sanglote bruyamment.
Elles entourent leur Rabulione , puis s’écartent, elles veulent admirer l’uniforme bleu à parements rouges. Officier, Rabulione ?
Letizia Buonaparte prend le bras de son fils. Joseph marche de l’autre côté. Les frères et soeurs cadets, Louis, Pauline, Caroline suivent, et le plus jeune, Jérôme, qui n’a que deux ans, s’accroche à sa nourrice. Ils sont tous venus. On charge la grosse malle, si lourde que deux hommes la soulèvent avec peine. Joseph demande ce qu’elle contient, mais il n’a pas besoin d’attendre la réponse de son frère pour deviner que les livres s’y entassent. Ils sont le bien le plus précieux de ce frère qui réprime son émotion et s’enquiert déjà de la situation de la famille.
Comment se porte l’archidiacre Lucien, le riche grand-oncle qui a accepté de prendre en main les affaires du clan depuis la mort de Charles Bonaparte ?
Couché, se lamente-t-on, malade, la tête lourde, les genoux et les chevilles gonflés par l’arthrite, incapable de se mouvoir, bon appétit, langue bien pendue, pensée claire, calculant toujours juste, mais impotent, souffrant mille douleurs dès qu’il veut poser un pied par terre.
Et Letizia, déjà, fait part à son fils de ses soucis d’argent, de ses préoccupations pour l’avenir de ses quatre derniers enfants, mais aussi de celui de Lucien, qui est toujours élève au petit séminaire d’Aix. Elle se penche, elle baisse la voix. Et que deviendra son aîné, Joseph ? Il compte partir pour Pise étudier le droit, afin peut-être d’occuper, quand il sera docteur, le poste tenu par son père aux États de la Corse.
Dès les premiers pas sur le sol de son île, Bonaparte sait qu’il est le chef de famille, celui qui a une « position », qu’on admire, mais auquel on demande aide, conseil, protection.
Or, à peine Bonaparte est-il là depuis cinq jours qu’on apporte à la maison Bonaparte la nouvelle de la mort, à Bastia, ce 20 septembre 1786, de M. de Marbeuf.
Letizia Bonaparte a le regard voilé par la tristesse. Qui peut les aider, désormais, les soutenir dans leurs démarches, obtenir des subventions pour la pépinière de mûriers, des bourses pour les enfants ?
Bonaparte rassure sa mère, qu’on lui laisse le temps. Il a un congé de six mois. Il va prendre en charge la maison, les intérêts de la famille.
Sa mère le serre contre elle. Il est le fils en qui elle a confiance. Elle s’en remet à lui.
Et le jeune homme de dix-sept ans se redresse avec fierté sous la charge. Il relèvera aussi ce défi-là. C’est son devoir.
Chaque matin à l’aube, il part, à pied ou à cheval.
Il se rend à la propriété de Milelli. Là, il a joué enfant. Pas un pouce de terrain qui ne soit chargé d’un souvenir.
Il marche dans l’épais bois d’oliviers. Il entre dans la grotte dont la voûte est soutenue par deux énormes rochers de granit.
Il lit sous un grand chêne vert qui, enfant, lui servait de repère, lui permettant de retrouver son chemin dans les oliveraies.
Il emporte l’un des volumes de la malle. Un jour, il relit Plutarque, un autre, Cicéron ou Tite-Live, Tacite ou Montaigne, Montesquieu ou l’abbé Raynal. Parfois, avec Joseph, il déclame du Corneille, du Voltaire, ou des pages de Rousseau.
— Sais-tu, confie Bonaparte à son frère, que nous sommes ainsi les habitants du monde idéal ?
Mais ces lectures ne sont pas des fuites comme au temps de sa solitude sur le continent.
La Corse, loin de décevoir Napoléon, le comble. Il descend les sentiers jusqu’à la mer. Il attend que le soleil se « précipite dans le sein de l’infini ». Il est saisi par la mélancolie du crépuscule, et Joseph le surprend debout au sommet d’un rocher, le coude sur le genou ployé, méditant, le visage grave, cependant que la nuit obscurcit le ciel.
Il sursaute. Il est
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