[Napoléon 1] Le chant du départ
Bonaparte avait parcouru les allées où se pressait toute la population des alentours, conviée par les châtelains à la fête du roi.
On avait dressé des estrades pour les saltimbanques, les chanteurs et les acteurs. On avait tendu des cordes pour les équilibristes. Et les marchands de coco et de pain d’épice fendaient la foule, proposant leurs friandises.
Bonaparte avait marché silencieux, les bras croisés derrière le dos.
C’était vingt-deux années auparavant.
Il était maintenant l’Empereur des Français, et Mme de Brienne l’invitait à passer à table, puis au salon.
On se présentait à l’Empereur.
Un curé du voisinage, vêtu d’une redingote brune, s’approcha, s’inclina, prétendant avoir été l’un des professeurs de Bonaparte à l’école militaire, dirigée par les frères de l’ordre des Minimes.
— Qui êtes-vous ? lui demanda l’Empereur, comme s’il n’avait pas entendu.
Le curé répéta.
— La soutane, répliqua Napoléon, a été donnée aux prêtres pour qu’on les reconnaisse toujours de près ou de loin, et je ne reconnais pas un curé en redingote. Allez vous habiller.
Le curé s’éclipsa, revint confus, humble.
— À présent, je vous reconnais, dit Napoléon, et je suis très content de vous voir.
Il était l’Empereur des Français.
Au dîner, il s’impatienta. Les convives se taisaient. Un maître d’hôtel, impressionné, renversa une saucière sur la nappe devant l’Empereur. Napoléon éclata de rire et l’atmosphère aussitôt se détendit.
On quitta la table dans le brouhaha des conversations, puis l’Empereur se retira.
Il dormit peu, et à l’aube il était dans la cour, montant son cheval arabe, quittant le château pour revoir cette école militaire dont il découvrit, quand le brouillard se dissipa, qu’elle était en ruine.
Il ne pouvait envisager de la faire reconstruire. Il y eût fallu des millions.
Le passé ne se relèverait pas.
Alors, soudain, de deux coups secs d’éperon, il piqua son cheval et prit, seul, après avoir traversé Brienne, la route de Bar-sur-Aube.
En quelques minutes, il disparut.
Le coursier, longtemps retenu, déroula sa course au triple galop, sautant les fossés, s’engageant dans les bois, martelant de ses sabots les chemins empierrés. Et l’Empereur, à chaque instant, changeait de direction, reconnaissant un paysage ici, un village là.
Seul, seul, l’Empereur court après ses souvenirs dans la campagne, imagine Caulaincourt et les officiers affolés, qui cherchent à le rejoindre.
Un coup de feu déchira le silence imprégné de brouillard.
Caulaincourt lançait un appel. Il fallait se remettre en route.
L’Empereur rentra, l’oeil fixé sur les tours du château de Brienne. Il avait galopé plus de trois heures. Il ne savait où, dit-il à ses officiers qui s’étonnaient.
Son cheval exténué était couvert de sueur, et du sang coulait de ses naseaux.
L’Empereur quitta Brienne ce 4 avril 1805 pour Milan, où l’attendait la couronne du roi d’Italie.
Alors que le château était encore en vue, il se pencha à la fenêtre de sa voiture et la fit arrêter. Le soleil enveloppait les tours, faisait briller les fourreaux des sabres, les parements des uniformes.
« Cette plaine, dit Napoléon, serait un beau champ de bataille. »
Première partie
Du granit chauffé par un volcan
15 août 1769 – Octobre 1785
1.
Il n’avait pas encore dix ans, l’enfant qui entrait, le 15 mai 1779, dans le parloir de l’École Royale Militaire de Brienne, puisqu’il était né le 15 août 1769 à Ajaccio, de Charles Marie Bonaparte et de Letizia Ramolino.
Il se tenait les mains dans le dos, très droit, le visage maigre au menton en galoche, figé, le corps malingre, serré dans un vêtement bleu foncé, les cheveux châtains coupés très court, le regard gris.
Il semblait insensible, indifférent presque, à la grande salle froide dans laquelle il se trouvait, attendant que le principal de l’école, le père Lelue, qui appartenait à l’ordre des Minimes, dont l’école dépendait, le reçoive.
L’enfant savait pourtant qu’il resterait dans cette école plusieurs années sans pouvoir la quitter même un seul jour, et qu’il serait ainsi seul dans ce pays dont il venait seulement d’apprendre les rudiments de la langue.
Il était arrivé le 1 er janvier 1779 à Autun avec son père Charles, bel homme, grand, aux allures de seigneur, tenue
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