[Napoléon 1] Le chant du départ
prouve autant sa douleur de vous quitter que toutes les vôtres.” »
On a confié l’enfant à M. de Champeaux, qui le conduit d’abord à son château de Thoisy-le-Désert.
Napoléon découvre un univers inconnu, celui de ces familles de la noblesse française dont il ignore les usages.
Il se tait. Il observe. Il se durcit encore. Il fait de longues promenades dans la campagne, dont les rondeurs vallonnées l’étonnent.
Il pense aux paysages âpres et ensoleillés de la Corse, aux figuiers dans lesquels il grimpait pour se gaver de la pulpe rouge des fruits. Et sa mère, parfois, surgissait pour le souffleter, le punissant d’avoir enfreint l’interdiction de cueillir les figues.
Heureux temps des punitions maternelles, de la sève blanche des fruits qui collait aux doigts !
Mais il ne faut rien laisser paraître, écouter, saisir les expressions, deviner le sens des mots nouveaux qu’il entend.
Au bout de trois semaines, l’abbé Hemey d’Auberive, grand vicaire de l’évêque de Marbeuf, appelé par M. de Champeaux, malade, vient chercher Napoléon au château de Thoisy-le-Désert pour l’accompagner à Brienne.
Voici, ce 15 mai 1779, Napoléon Bonaparte, enfant au regard gris, dans cette école militaire où il va passer plus de cinq années.
2.
L’enfant est seul.
Il a dû se contraindre pour ne pas se tourner lorsque l’abbé Hemey d’Auberive s’est éloigné, le laissant face à face avec le principal de l’École Royale Militaire de Brienne.
Le père Lelue s’efforce de répéter ce nom si curieux : « Napoleone de Buonaparte, c’est cela ? »
L’enfant se tait. Il sent le regard qui l’examine. Il se sait petit, avec des épaules larges. Il rentre ses lèvres jusqu’à les faire disparaître pour que son visage, où l’on voit d’abord le grand front et les yeux vifs, n’exprime rien. Mais il sait aussi qu’on s’étonne, ici, dans ce pays de grisaille, cette France où on l’a laissé, de son teint olivâtre.
Au collège d’Autun, on s’est moqué de cette peau jaune. Il n’a pas compris exactement le sens des questions, mais il a deviné l’ironie, le sarcasme. Avec quoi a-t-il été nourri, pour être si jaune ? De lait de chèvre et d’huile ?
Dans ce pays de crème et de beurre, que connaît-on de la saveur onctueuse de l’olive, des fromages qui sèchent sur la pierre ?
Il a serré les poings.
Maintenant, il suit le principal dans de longs couloirs glacés sur lesquels ouvrent des portes étroites.
Tout en marchant, le père Lelue indique que l’enfant a été choisi pour la noblesse de sa famille, attestée par M. d’Hozier de Sérigny, le juge d’armes de la noblesse de France, auquel M. Charles de Bonaparte, « votre père », a répondu avec diligence et minutie. Charles de Bonaparte a précisé, concernant son fils, en réponse à la question de M. d’Hozier : « Comment faut-il traduire en français le nom de baptême de votre fils, qui est Napoleone en italien ? », que « le nom Napoleone est italien ».
Le père Lelue se tourne. L’enfant ne baisse pas les yeux. Alors, le père Lelue énonce les articles du règlement de l’école : « ployer le caractère, étouffer l’orgueil ». Durant les six années d’études à l’école, pas de congé. Il faudra « s’habiller soi-même, tenir ses effets en ordre et se passer de toute espèce de service domestique. Jusqu’à douze ans, les cheveux coupés ras. Au-delà de cet âge, les laisser croître et les arranger en queue et non en bourse, et les poudrer seulement les dimanches et fêtes ».
Mais l’enfant n’a pas dix ans. Cheveux ras, donc.
Le père Lelue ouvre l’une des portes. Il s’efface, invite l’enfant à entrer dans la pièce. L’enfant fait deux pas.
Il songe à la vaste chambre que Letizia, sa mère, avait fait vider de ses meubles pour que les enfants puissent y jouer. Il songe à la cabane de planches construite pour lui afin qu’il s’y livrât à ses calculs. Il songe aux rues qui ouvraient sur l’horizon libre et la mer.
La cellule où il va dormir a moins de deux mètres carrés. Elle ne dispose pour tout ameublement que d’un lit de sangle, d’un pot à eau et d’une cuvette. Le père Lelue, resté sur le seuil, explique que, selon le règlement, « même dans la saison la plus rigoureuse, l’élève n’aura droit qu’à une seule couverture, à moins qu’il ne soit de constitution délicate ».
Napoléon
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