[Napoléon 1] Le chant du départ
rang dans la noblesse de ce royaume dont désormais la Corse fait partie.
Joseph serait donc prêtre, et Napoléon soldat.
M. de Marbeuf promet pour Joseph un des « bénéfices ecclésiastiques » dont dispose son neveu Yves Alexandre de Marbeuf, évêque d’Autun. Quant à la bourse de Napoléon pour une école militaire, il la confirme.
Le 15 décembre 1778, l’enfant de neuf ans et demi embrassait sa mère et ses proches. Il se tenait entre son père, fier et élégant, qui se rendait une fois de plus à Versailles pour apporter les voeux de la noblesse corse, et son frère Joseph. Partaient avec eux Joseph Fesch, le beau-frère, qui allait poursuivre ses études au séminaire d’Aix, et le cousin Aurèle Varèse, nommé sous-diacre de l’évêque de Marbeuf.
Pas de larmes chez l’enfant.
Il embarque et, sur le navire qui cingle vers Marseille, il regarde la Corse s’effacer. Longtemps après qu’elle a disparu, il respire encore les parfums de sa terre, de sa patrie.
C’est à elle qu’il songeait, la bouche béante, les yeux fixes, dans la salle d’étude du collège d’Autun, quand l’abbé Chardon récapitulait la leçon de français.
Aux reproches du professeur qui l’accusait d’inattention, l’enfant sursautait, répondait sur un ton impérieux où perçait l’intonation de la langue maternelle :
— Monsieur, je sais déjà cela.
Il avait vite appris, en effet, cet enfant solitaire, dans ce collège où il pouvait cependant, parfois, évoquer avec son frère les jeux de là-bas.
Se souvenait-il, Joseph, de leurs luttes ? Et comment il était parfois terrassé par son cadet combatif, rageur ?
Se souvenait-il de l’abbé Recco qui avait enseigné l’arithmétique aux deux frères ? Napoléon déjà excellait dans cette matière, se passionnait pour les calculs.
Se souvenait-il du jour où l’abbé Recco avait partagé les élèves de la classe en Carthaginois et Romains, Joseph, plus âgé, faisant partie des Romains, et Napoléon, des Carthaginois, des vaincus donc ? Et comment Napoléon avait tempêté jusqu’à obtenir que les deux frères échangent leurs camps afin de se trouver, lui, dans le camp des vainqueurs ?
Se souvenait-il de la fête du 5 mai 1777, il y avait moins de deux ans, quand le fermier des Bonaparte était venu à Ajaccio avec deux jeunes chevaux fougueux ? Et comment, le fermier parti, Napoléon avait sauté sur l’une des montures et pris le galop ?
Il n’avait que huit ans alors. Il s’était rendu à la ferme, et avait étonné le paysan, qui l’avait rejoint, en calculant combien le moulin devait moudre de blé par jour.
Forte tête, cet enfant, mais tête bien faite, et volonté farouche.
Après ce bref séjour au collège d’Autun, il maîtrise le français, la langue de M. de Marbeuf, celle des soldats du roi, celle des vainqueurs de Pascal Paoli.
« Je ne l’ai eu que trois mois, confie l’abbé Chardon. Pendant ces trois mois, il a appris le français de manière à faire librement la conversation et même de petits thèmes et de petites versions. »
Comme les démarches de son père attestant des quartiers de noblesse ont abouti, Napoléon peut partir pour l’École Militaire Royale de Brienne. Et, sur les registres du collège d’Autun, le principal écrit : « M. Neapoleone de Bounaparte, pour trois mois, vingt jours, cent onze livres, douze sols, huit deniers, 111 1., 12 s, 8 d. »
C’est ainsi qu’on le nomme, l’enfant étranger !
Il serre les poings. Il se cambre pour ne pas s’affaisser, se laisser aller à l’émotion dans cette cour du collège d’Autun où la voiture qui va le conduire à Brienne attend.
Son frère Joseph, qui va poursuivre au collège ses études classiques pour accéder à la prêtrise, s’abandonne, serre contre lui Napoléon.
Le cadet sait qu’on tranche ainsi son dernier lien avec sa famille, qu’il va vivre désormais pendant plusieurs années au milieu de ces Français dont il vient à peine d’acquérir les principes de la langue, qu’il va s’enfoncer plus profondément encore dans ces terres froides et pluvieuses de la Champagne, si loin de la mer.
Mais il reste raide.
« J’étais tout en pleurs, raconte Joseph. Napoléon ne versa qu’une larme, qu’il voulut en vain dissimuler. L’abbé Simon, sous-principal du collège, témoin de nos adieux, me dit, après le départ de Napoléon : “Il n’a versé qu’une larme mais elle
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