[Napoléon 1] Le chant du départ
Joseph et Lucien ne peuvent trouver un emploi qu’en France, grâce à Saliceti peut-être.
C’est bien la fin de l’illusion corse.
— Tout a plié ici, ma présence n’est bonne à rien, murmure-t-il à Saliceti. Il me faut quitter ce pays.
Pendant tout le mois de mai et le début de juin 1793, il va cependant résister et réussir à échapper à ceux qui le pourchassent. Et les hommes de Paoli, parce qu’ils ne parviennent pas à l’atteindre, s’en prennent à Letizia Bonaparte et à ses jeunes enfants.
Napoléon, lorsqu’il apprend que sa mère a dû se cacher pour fuir les bandes paolistes qui ont saccagé, pillé et brûlé la maison familiale, ne fait aucun geste, ne prononce aucune parole, semble pétrifié par la colère. Paoli, dira-t-il plus tard, est un traître, et les Corses des rebelles, des contre-révolutionnaires, à l’égal de ces Vendéens qui depuis le mois de mars se sont dressés contre la République.
Cette maison familiale qui brûle, c’est son passé corse qui tombe en cendres. Il est français. Il ne peut plus être que cela.
Des Corses l’arrêtent, l’enferment dans une maison de Bocognano, s’apprêtent à le conduire à Corte pour y être jugé et condamné. Des bergers fidèles le font fuir par une fenêtre.
Il n’avait pas encore vécu cela. Il se glisse sur les chemins dans la nuit, échappe à ses poursuivants. Il se cache dans une grotte, puis dans une maison d’Ajaccio que les gendarmes perquisitionnent.
Il est impassible. Il ne perd jamais son sang-froid. La politique, la guerre, c’est cela, des hommes qu’on flatte ou qu’on combat, qu’on achète ou qu’on tue. Il rassure d’un mot les bergers de Bocognano qui l’escortent, le protègent. Il n’oubliera jamais, dit-il, en se dirigeant vers la côte afin de gagner le navire français qui transporte les envoyés de Paris.
Le 31 mai, alors que le navire des commissaires de la Convention, avec Napoléon et Joseph à son bord, entre dans le golfe d’Ajaccio, des fugitifs font des signes depuis le rivage.
Napoléon s’avance jusqu’à la proue. Il bondit dans une chaloupe, entraîne Joseph. Ils abordent sur la plage et s’élancent vers Letizia Bonaparte et ses enfants, qui ont marché toute la nuit à travers le maquis pour fuir les partisans de Pascal Paoli.
Napoléon les fait passer un à un dans la chaloupe. Sa mère n’a pas un mot pour se plaindre.
Le navire les conduit jusqu’à Calvi, où Napoléon décide de demander l’hospitalité à son parrain Giubega.
Il repart dès que sa famille est à l’abri, rembarque et rejoint Bastia avec les commissaires.
Mais il est tourmenté, anxieux. Les Français ne contrôlent plus que trois places en Corse – Calvi, Bastia, Saint-Florent. Peut-il laisser sa mère, et ses frères et ses soeurs dans l’île à la merci de leurs ennemis ?
Le 10 juin, il quitte Bastia seul, à cheval, pour les rejoindre et organiser leur embarquement pour Toulon.
Il chevauche plusieurs jours une monture efflanquée, essoufflée, mais qui connaît d’instinct les dangers de ces sentiers qui serpentent à flanc de montagne, à peine tracés dans la végétation dense du maquis.
Il respire les parfums de la campagne corse, dont il a eu si souvent la nostalgie, et qu’il a retrouvés avec tant de joie et d’élan à chacun de ses retours dans l’île.
Cela est fini aussi, il le sait.
Son destin est ailleurs, en France, sa patrie, sa nation.
Il est revenu au choix qu’avait fait pour lui son père. Aucun autre ne lui a été offert.
Pour être, il faut rompre.
Il rompt avec la Corse.
Le 11 juin 1793, Napoléon et sa famille s’embarquent sur un chebek pour Toulon.
Quatrième partie
Mieux vaut être mangeur que mangé
Juin 1793 – Mai 1795
14.
Au loin, en mer, au large de Toulon, le canon tonne.
Napoléon se penche à la portière de la voiture qui roule lentement au milieu des oliviers.
Cette matinée du 20 juin 1793 a l’éclat lumineux d’une journée d’été, mais l’air est plus léger, plus vif.
Napoléon distingue, entre les massifs sombres qui surplombent la rade de Toulon, des silhouettes de navires que parfois couronne la fumée blanche d’un départ de boulet. On tire sur les forts de Toulon.
— Ce sont des Espagnols, dit un voyageur.
Il raconte que, depuis que les Marseillais se sont insurgés contre la Convention, des bateaux espagnols se tiennent au large, prêts à débarquer des troupes pour venir en
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