[Napoléon 1] Le chant du départ
pour se rendre en Corse, avec des pouvoirs illimités, trois commissaires, parmi lesquels Saliceti, et puis qu’ils sont arrivés le 5 avril à Bastia. Napoléon prépare son départ pour les rejoindre, car leur venue est un acte de défiance contre Paoli.
Mais la rupture n’est pas encore consommée.
Napoléon met Saliceti en garde : « Paoli a sur la physionomie la bonté et la douceur, et la haine et la vengeance dans le coeur. Il a l’onction du sentiment dans les yeux, et le fiel dans l’âme. »
Cependant on négocie. Napoléon conseille la prudence, et Saliceti l’approuve. Paoli est toujours le maître de l’île. Les Corses lui restent fidèles. Il faut manoeuvrer habilement.
Napoléon observe, écoute Saliceti. Il apprend la ruse, la manoeuvre politique auxquelles il s’était déjà essayé à Ajaccio, l’année précédente. Saliceti est un maître qui se rend à Corte, noue des conversations avec Paoli. Et Napoléon admire ce professeur involontaire. Mais le 18 avril, alors que les négociations se poursuivent, une nouvelle se répand, de villes en villages corses.
Napoléon est dans la maison familiale, rue Saint-Charles.
Un de ses partisans dépose devant lui deux textes. Le premier est la copie d’une décision de la Convention nationale qui ordonne l’arrestation de Pascal Paoli et de Pozzo di Borgo. Le décret est daté du 2 avril 1793. La veille, Dumouriez était passé à l’ennemi. La Convention, avec Paoli, prend les devants.
Le second texte est la copie d’une lettre que les hommes de Pozzo di Borgo distribuent dans toute la Corse.
Napoléon la relit plusieurs fois. La lettre est signée Lucien Bonaparte, qui réside depuis quelques semaines à Toulon, où il a suivi Huguet de Sémonville. Elle est adressée à Joseph et à Napoléon. Elle a donc été interceptée par les hommes de Paoli afin de détruire définitivement la réputation des Bonaparte.
« À la suite d’une adresse de la ville de Toulon, proposée et rédigée par moi dans le comité du club, écrit Lucien Bonaparte, la Convention a décrété l’arrestation de Paoli et de Pozzo di Borgo. C’est ainsi que j’ai porté un coup décisif à nos ennemis. Les journaux vous auront déjà appris cette nouvelle. Vous ne vous y attendiez pas. Je suis impatient de savoir ce que vont devenir Paoli et Pozzo di Borgo. »
Napoléon ferme les yeux. Cette lettre, cette condamnation de la Convention, c’est la guerre ouverte avec Paoli et donc entre la Corse et la République, et pour les Bonaparte l’exil et la ruine. Et tout cela sans que Napoléon ait pu préparer son avenir. Ce jeune frère de dix-huit ans a voulu jouer sa partie avec l’insolence et la prétention d’un bricconcelle , d’un vaurien.
Napoléon appelle sa mère, lui lit les deux textes.
— Si l’archidiacre Lucien vivait encore, dit-il, son coeur saignerait à l’idée du péril de ses moutons, de ses chèvres, de ses boeufs, et sa prudence essaierait de conjurer l’orage.
Il va, explique-t-il, lui aussi chercher à retarder la vengeance de Paoli. Il se rend au club d’Ajaccio, rédige pour la Convention un texte dans lequel il demande à l’Assemblée de revenir sur son décret.
Mais il sait que c’est trop tard.
À Corte, les délégués de Corse rassemblés autour de Paoli dénoncent les Bonaparte, « nés dans la fange du despotisme, nourris et élevés sous les yeux et aux frais d’un pacha luxurieux qui commandait dans l’île… Que les Bonaparte soient abandonnés à leurs remords intimes et à l’opinion publique qui d’ores et déjà les a condamnés à une perpétuelle exécration et infamie ».
Napoléon ne s’imagine pas un seul instant que ses adversaires se contenteront de ce mépris.
Il dit à sa mère : « Preparatevi, questo paese non è per noi . » Préparez-vous à partir, ce pays n’est pas pour nous.
Mais il faut tout tenter d’abord. Essayer de s’emparer de la citadelle d’Ajaccio, puis, avec Saliceti, prendre la ville, soulever les partisans des Français.
En vain, personne ne bouge. Napoléon, qui se trouve dans la tour de Capiteu, à l’extrémité du golfe d’Ajaccio, où il s’est réfugié avec quelques hommes, regarde la ville de sa naissance.
Il sait que c’est la fin d’une partie de sa vie. Il va avoir vingt-quatre ans, et son destin désormais ne peut plus être lié qu’à la France : les siens n’ont pas d’autre ressource que sa solde de capitaine.
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