[Napoléon 2] Le soleil d'Austerlitz
penchant :
— Jamais le gouvernement militaire ne prendra en France, à moins que la nation ne soit abrutie par cinquante ans d’ignorance ; toutes les tentatives échoueront et leurs auteurs en seront victimes.
Il parle sans regarder Cambacérès, et peut-être imagine-t-on qu’il prie.
— Ce n’est pas comme général que je gouverne, poursuit-il, mais parce que la nation croit que j’ai les qualités civiles propres au gouvernement. Si elle n’avait pas cette opinion, le gouvernement ne se soutiendrait pas. Je savais ce que je faisais lorsque, général d’armée, je prenais la qualité de membre de l’Institut. J’étais sûr d’être compris, même par le dernier tambour.
La messe se termine. Il paraît sur le parvis.
Voici la foule enthousiaste. Le groupe des généraux se tient en retrait.
— Le propre des militaires est de tout vouloir despotiquement, reprend-il. Celui de l’homme civil est de tout soumettre à la discussion, à la vérité, à la raison.
Accompagné de Duroc et de Cambacérès, il se dirige vers les généraux. Duroc lui murmure que le général Moreau n’a pas assisté à la cérémonie, qu’on l’a vu fumant ostensiblement son cigare au moment du Te Deum, sur la terrasse des Tuileries, entouré de quelques officiers.
Il n’oubliera pas Moreau.
— Il ne faut pas raisonner des siècles de barbarie, aux temps actuels, dit-il à Duroc. Nous sommes trente millions d’hommes réunis par les Lumières, la propriété et le commerce ; trois ou quatre cent mille militaires ne sont rien auprès de cette masse. Les soldats eux-mêmes ne sont que les enfants des citoyens. L’armée, c’est la nation.
Les généraux se sont dispersés. Ils ont craint de l’affronter.
L’un d’eux, le général Delmas, est resté dans une attitude provocante, bras croisés, jambes écartées.
Napoléon connaît cet officier héroïque, directeur de l’Infanterie. Alors, que pense-t-il de la cérémonie ? lui demande-t-il.
— Belle capucinade, bougonne Delmas. Il n’y manque que les cent mille hommes qui se sont fait tuer pour abolir tout cela.
Delmas tourne le dos et s’éloigne.
Je n’aurai jamais fini de me battre .
16.
Napoléon se retourne avec vivacité. Il demande au général Duroc de répéter ce qu’il vient d’énoncer sans s’y arrêter. Duroc paraît surpris, puis, d’une voix lente, détaille à nouveau la situation de la garde consulaire chargée de la sécurité du palais des Tuileries. Napoléon s’impatiente. Duroc hésite, cherchant à comprendre.
— Ce suicide, dit Napoléon.
Duroc hoche la tête. En effet, pour la deuxième fois en un mois, un suicide s’est produit dans le corps des grenadiers. Il s’agit dans les deux cas de suicide pour des « raisons d’amour ». Le grenadier Gobain, qui vient de se tuer, était un très bon sujet.
Qu’est-ce que cela, des « raisons d’amour » ?
Napoléon semble oublier la présence de Duroc. Il parle rapidement, comme pour une mise au point personnelle. « Joséphine a toujours peur que je ne devienne sérieusement amoureux ! dit-il. Elle ne sait donc pas que l’amour n’est pas fait pour moi. »
Il regarde Duroc, le redécouvre plutôt.
— Car, qu’est-ce que l’amour ? reprend-il. Une passion qui laisse tout l’univers d’un côté pour ne voir, ne mettre de l’autre que l’objet aimé. Et assurément, je ne suis point de nature à me livrer à une telle exclusion.
Il secoue la tête.
— J’ai toujours aimé l’analyse, dit-il, et si je devenais sérieusement amoureux, je décomposerais mon amour pièce à pièce.
Il aspire une prise de tabac, puis croise ses mains derrière le dos et change de ton, commençant à dicter :
« Le Premier consul ordonne qu’il soit mis à l’ordre du jour de la Garde :
« Qu’un soldat doit savoir vaincre la douleur et la mélancolie des passions : qu’il y a autant de vrai courage à souffrir avec constance les peines de l’âme qu’à rester fixe sous la mitraille d’une batterie.
« S’abandonner au chagrin sans résister, se tuer pour s’y soustraire, c’est abandonner le champ de bataille avant d’avoir vaincu. »
Il congédie Duroc et reste seul.
Ce printemps de 1802 est un moment particulier de sa vie. Il a l’impression que tout lui est possible et en même temps que tout demeure fragile et peut être renversé en quelques minutes. Au-delà de sa vie, l’oeuvre qu’il a entreprise pourrait
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