Néron
l’entourèrent et il reçut l’ordre de se suicider.
Il s’écria, en pointant son glaive contre sa poitrine :
— J’en suis digne !
46
« Digne ».
À chaque fois que j’entendais Néron prononcer ce mot rougi par le sang du général Corbulon, j’éprouvais un haut-le-cœur.
Je me tenais à quelques pas de l’empereur.
Il allait et venait. Sa toge en se soulevant laissait parfois voir ses jambes grêles. Il était maquillé comme un acteur, une femme trop fardée. Les plis de ses cheveux ondulaient sur sa nuque.
Il pérorait comme peut le faire un homme ivre, jouant avec ses mains baguées, les approchant du visage de sa nouvelle épouse, cette Statilia Messalina dont il avait fait tuer le mari, le consul Vesti-nus, lequel avait eu l’audace de la prendre pour femme. La veuve, qui avait déjà usé plusieurs maris et dont les nombreux enfants prouvaient la fécondité, avait aussitôt accepté de devenir l’épouse du meurtrier de son mari.
Puis Néron s’approchait de Sporus et de Pythagoras qu’il avait aussi épousés, l’un devenu sa femme, l’autre son mari, et il leur caressait le menton, le cou, du bout de ses ongles.
Il disait, en baissant la tête :
— Je serai plus grand que les vainqueurs les plus illustres des jeux de Grèce.
Puis il se redressait.
— Je serai digne de la grandeur de Rome !
Les yeux mi-clos, il ajoutait :
— L’empereur du genre humain fera oublier la gloire d’Alexandre.
Et quelqu’un – Tigellin ou Sabinus, ou l’un des affranchis, peut-être Epaphrodite, à moins que ce ne fut Calvina Crispinilla, qui avait la charge des plaisirs et de la garde-robe de Néron – lançait :
— Tu es digne d’être un dieu, Néron !
Je serrais les mâchoires pour m’empêcher de vomir ma honte et ma colère.
J’essayais de cacher mon visage en me penchant, en me détournant. Je craignais qu’il ne fut ou d’une pâleur extrême ou d’une rougeur excessive, car l’émotion et la révolte m’étouffaient.
Je me reprochais d’avoir une fois encore choisi la voie de la prudence et de la lâcheté en acceptant l’invitation de Néron à le suivre dans ce voyage en Achaïe, à Olympie, à Delphes, dans ces villes où il voulait concourir comme acteur, chanteur, citharède ou conducteur de chars.
Toutes les villes de la côte grecque de l’Adriatique lui avaient promis de lui décerner les couronnes des vainqueurs, d’organiser en une seule année tous les jeux et concours qui s’espaçaient habituellement dans le temps.
Refuser ce voyage, ne pas obéir à Néron serait revenu pour moi à choisir de mourir.
Je savais, chacun savait qu’on ne résiste à un tyran qu’en le tuant. Et que sa volonté est aussi impérieuse que celle d’un dieu. On se soumettait donc aux désirs de Néron même quand il demandait qu’on s’ouvrît les veines.
Ni Thrasea, ni Corbulon, ni, avant eux, Pison, Pétrone ou Sénèque ne s’étaient dérobés, car chacun d’eux avait pensé qu’en se soumettant, en se tuant, il préservait peut-être la vie des membres de sa famille, une part de sa fortune, et qu’il échappait aux bourreaux qui prolongeaient souffrances et agonies.
Avant de quitter Rome pour rejoindre le cortège impérial qui se trouvait alors à Bénévent, prêt à s’embarquer pour Corcyre, la grande île grecque, j’avais appris qu’Antonia, la fille de l’empereur Claude, qui avait refusé d’épouser Néron, le meurtrier de son frère et de sa sœur, avait été contrainte de se suicider.
Telle était la réponse de Néron à son refus.
Je suis donc parti en Grèce avec les sénateurs, les chevaliers, les affranchis, les épouses de Néron, les comédiens, les néroniens et les Augustiani, les prétoriens, et ces milliers d’esclaves qui portaient les statues des dieux, les tissus, les vêtements, les victuailles et les vins sans lesquels jamais le tyran ne se déplaçait.
C’était un étrange cortège, non pas celui d’un empereur guerrier, plutôt celui d’un despote oriental qui préférait obtenir la gloire par ses talents de musicien et de chanteur et qui désirait les faire couronner à Olympie, à Delphes, là où était née la Grèce.
Dès que nous sommes arrivés à Corcyre, j’ai vu Néron se précipiter sur la scène du théâtre et commencer, devant une foule grecque qui l’acclamait, à réciter ses poèmes.
Je me souviens d’un vers qu’il roucoulait.
En bougeant brille
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