Nice
répète :
— Tu sais quel âge il a, Vincent ?
Sam entre dans l’atelier, les regarde ; Jeanne
s’éloigne, Violette s’accroche au bras de Sam :
— Elle et Vincent, dit-elle, Vincent.
— Non ?
Sam rit, lance :
— Jeanne, Jeanne, il faut fêter ça.
Ce sont les derniers mots qu’entend Jeanne.
Elle roule vers les crêtes blanches, le calcaire taraudé,
les champs de pierre qu’interrompt parfois une vasque verte où se dresse un
noyer, une cabane.
Elle monte entre les falaises, vers le lieu d’où l’on aperçoit
à la fois la mer lointaine et le plateau de terres hautes. Elle traverse ce
défilé où se côtoient deux paysages, végétation que couche le vent salé et déjà
à quelques mètres à peine – il suffit d’une courbe de la route – arbres
de la montagne, des contrées intérieures, comme si le rivage était à des
milliers de kilomètres de là alors que Jeanne revenant sur ses pas, quelques
mètres à peine, l’aperçoit, sinueux, bordé d’écume et recouvert de brume. Mais
elle s’est arrêtée dans un défilé, sur la frontière sévère qui passe au sommet
des falaises.
Puis Jeanne redescend, gare sa voiture loin de chez elle,
pour pouvoir marcher, gagner du temps avant de retrouver l’appartement qui sera
vide jusqu’à ce qu’Elsa revienne.
Après il faudra attendre, guetter le pas, Vincent, savoir
s’il a osé, et quelque chose, même s’il frappe à la porte, s’est effrangé.
Violette est assise dans la pénombre, sur la première marche
de l’escalier.
Elle se lève difficilement, s’approche de Jeanne :
— Pardonne-moi, dit-elle, pardonne-moi.
Elle se laisse aller sur la poitrine de Jeanne, murmure :
— Je suis vieille, tu sais, pardonne-moi, je suis
vieille.
29
Jusqu’au mois de mai, Bernard Halphen avait ignoré que
Christiane Revelli était la sœur de Roland.
Si lointaine l’enfance, et les souvenirs, comme Roland, se
dérobaient, ensevelis sous les quartiers neufs, dissimulés derrière le masque
de cet homme actif qui s’était assis en face de Bernard, lui offrait un cigare
à la fin du repas, disait :
— Tu comprends, ils m’amusent avec leurs revendications.
Moi je construis, je sais ce que c’est que l’économie. Je l’apprends chaque
jour, pas dans les livres, sur les chantiers. Alors les syndicats, les
technocrates des finances, avec leurs histoires, je peux les juger.
Qu’était devenu Roland ? Quel était cet homme qui lui
avait emprunté son identité, et jusqu’à certains traits du visage, le front, et
parfois le regard ; quand un court silence s’installait Bernard surprenait
cette anxiété, reconnaissait Roland l’adolescent. Mais l’homme recommençait à
parler :
— Et toi, tu es nommé ici ? C’est nous qui avons
construit les bâtiments de la faculté. Tu verras. J’ai eu tes collègues sur le
dos. Je devais les consulter. Fou, ils m’ont rendu fou.
Bernard et Roland avaient fait ensemble quelques pas sur les
quais du port. Là, dans la Nice oubliée de leur enfance, ils couraient, se
retournaient, imaginant qu’ils étaient suivis.
— On se téléphone, on se voit, disait Roland.
Il ouvrait la portière de sa voiture.
— J’ai divorcé, ouf ! (Il riait.) Tu n’es pas marié
j’espère ?
Perdu Roland, perdue la ville.
Les guirlandes du carnaval couvraient les façades roses de
la place Masséna. Au bout de l’allée de palmiers, la villa de Violette avait
disparu, remplacée par un immeuble à l’entrée de marbre. Bernard redescendait à
pied le boulevard de Cimiez bordé de constructions nouvelles.
Pourquoi être revenu ?
Il s’installait à Villefranche, dans un appartement donnant
sur la rade, pour fuir la ville étrangère, ne pas se heurter aux hasards des
rues à ces collègues péroreurs, que peu à peu la ville transformait.
Que valait un livre au pays des yachts ? Bernard avait
placé sa table de travail devant la fenêtre ; face à la mer huileuse, il
suivait le balancement des embarcations, regardait l’équipage d’un trois-mâts
amenant les voiles. Écrire, lire, cela voulait dire ici plus qu’ailleurs
s’arracher, s’opposer et la plupart renonçaient, corrodés par cette présence de
l’argent-roi, du plaisir physique. Bernard, pour s’affirmer, accusait encore sa
silhouette d’intellectuel malingre, il refusait les vêtements clairs, le hâlé
de la peau, s’imposant chaque jour trois ou quatre heures de travail
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