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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Titel: Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Mathias Enard
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même vénitien. Il se demande par quel hasard il est proche de Maringhi. Sans doute tous les négociants se connaissent-ils ; ils s'achètent peut-être même des articles entre eux.
    Les Florentins présents sont gais, d'une gaieté nostalgique ; leur hôte a fait préparer un tas de bois au milieu de la fontaine de sa cour, qu'il allumera à la nuit, au risque de mettre le feu à tout le quartier, ce qui n'a pas l'air de l'inquiéter outre mesure. Michel-Ange se rappelle les festivités de la Saint-Jean dans le palais de Laurent le Magnifique, au temps où il était encore apprenti, et sent son cœur se serrer. La vie ne lui a donné que peu de moments agréables, jusqu'à présent ; des années de travail acharné, de peines et d'humiliations. Mais les souvenirs du palais des Médicis brillent en lui d'une lumière particulière. Au-delà de l'excellente formation qu'il y reçut, il y avait dans l'entourage du Magnifique, dans la vie à la cour, une sécurité presque familiale qui lui manque souvent, qu'elle fût due à l'insouciance de la jeunesse, ou à sa soif d'apprendre, jamais rassasiée. Il y affronta souvent ses camarades ; il y apprit à suer, à se battre, à souffrir et à travailler. C'est dans le dur regard de ses maîtres que se trouve le père de Michel-Ange. Dans leur dureté et leur rare tendresse.
    Le jour commence à faiblir ; le ciel se fissure de rose, une légère brise marine rafraîchit le caravansérail ; on a ouvert les portes en grand pour laisser entrer l'air qui parcourt à présent les arcades et agite tendrement les feuilles du figuier.
    Mesihi revient, après avoir été appelé d'urgence par le vizir. Il semble soucieux. Michel-Ange n'y prête pas vraiment attention.
    Il est soulagé.
    Il a entendu les Florentins murmurer que les musiciens allaient bientôt arriver, qu'on allait allumer le feu, qu'on allait boire.
    Il peut, tout d'un coup, se laisser aller à l'allégresse du soir d'été.  

 
     
     
     
     
     
    Triste présage, ce matin le singe est mort. Ou peut-être cette nuit ; à son réveil, Michel-Ange l'a trouvé étendu par terre, les pattes repliées, la tête reposant sur le menton, comme arrêté dans sa course.  
    Michelangelo a pris la minuscule main dans la sienne, l'a soulevée, elle est retombée.  
    Il a ramassé l'animal, il semblait avoir perdu tout son poids, ne plus rien peser, comme si seule l'énergie de la vie lui donnait sa masse.  
    C'était une chose infime que la mort rendait encore plus fragile.
    Michel-Ange a senti son cœur se serrer. Il a allongé la petite dépouille dans la cage qu'il a décrochée et posée sur le sol.  
    Il a préféré ne plus le voir, et a appelé un serviteur pour qu'on l'en débarrasse immédiatement, en espérant que cela efface aussi l'étrange tristesse qui l'étreignait. Il a pleuré ce décès comme celui d'un enfant qu'on aurait à peine eu le temps de connaître.  

 
     
     
     
     
     
    Michel-Ange rêve d'un banquet d'autrefois, où l'on discuterait d'Eros sans que jamais le vin n'empâte la langue, sans que l'élocution ne s'en ressente, où la beauté ne serait que contemplation de la beauté, loin de ces moments de laideur préfigurant la mort, quand les corps se laissent aller à leurs fluides, à leurs humeurs, à leurs désirs. Il rêve d'un banquet idéal, où les commensaux ne tangueraient pas dans la fatigue et l'alcool, où toute vulgarité serait bannie au profit de l'art.  
    Il regarde les hôtes s'enlaidir dans la jouissance, tous, sauf Arslan et Mesihi qui se toisent étrangement, dans un air de défi mutuel, sans presque porter la coupe à leurs lèvres parfaites.
    Il y a là un mystère que Michelangelo ne cherche pas à percer ; il pense vaguement, car il est vaniteux, que cela a à voir avec lui, avec sa personne.
    Comme toujours lorsqu'il est sur le point d'achever un projet, il est heureux et triste ; heureux d'avoir terminé et triste que l'ouvrage ne soit pas aussi parfait que si Dieu lui-même l'avait créé.
    Combien faudra-t-il d'œuvres d'art pour mettre la beauté dans le monde ? pense-t-il en observant les convives s'enivrer.
    Le feu dansant dans le bassin déforme les visages ; ce sont tous de terribles monstres d'un autre âge, des gargouilles d'ombres mouvantes. Seule une flamme orangée l'hypnotise, c'est le corps de la chanteuse. Ses légers mouvements, sa mélodie qui monte dans la nuit, sa main qui frappe savamment la percussion dans l'indifférence

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