Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
Vom Netzwerk:
et quittent les parents. Il reste les
dettes, car on a quand même emporté quelques petites choses, comme Jessica, même
si ce n’étaient pas des ducats. Et on ne peut pas débarrasser une relation
comme on débarrasse sa cuisine, quand on a terminé le repas et fait la
vaisselle. J’aurais voulu qu’il en soit autrement, et pourtant je ne le
regrette pas.
    J’anticipe. Nous sommes en 1955, je me suis mariée en
Californie, j’habite maintenant dans l’État du Connecticut où mon mari a un
poste d’enseignant invité pour un an dans un célèbre College, qui paie
mal ses nouveaux assistants et récupère une grande part de cette piètre
rémunération pour nous loger dans d’anciennes baraques mal entretenues. Nous
avons un enfant depuis quelques semaines, un garçon à qui je n’ai pas donné le
nom de mon père. L’accouchement nous a coûté un mois de salaire. Nous n’étions
pas assurés. Entre-temps, non loin de là, à New York, après une tentative de
suicide manquée, qui n’entendait sans doute pas aboutir, ma mère a été hospitalisée.
Les parents et amis attribuent la faute à son mari, car elle s’est remariée, mais
je ne peux pas me défaire de l’idée que c’est moi la cause, avec mon bébé. Elle
voulait me rendre visite après la naissance de l’enfant, mais au milieu du
voyage, elle est descendue de l’autobus et repartie pour New York, d’où elle m’a
téléphoné la raison pour laquelle elle avait fait ça : elle était
poursuivie par des hommes roux. Elle doit avoir pensé, inconsciemment j’imagine :
mon enfant se substitue à moi, la fille devient mère, comment cette enfant
peut-elle faire ça, elle me remplace sans ma permission. Et comme sa vie
perdait tout sens du même coup, le monde lui paraissait plus dangereux qu’il ne
lui avait semblé depuis bien longtemps, dans l’autobus, à la maison, partout. Une
idée folle, certes, mais je la connais avec sa paranoïa, toute la question est
de savoir si c’est ma folie ou la sienne.
    Et puis j’ai eu l’oncle, le comptable, au téléphone, je me
dis : il appelle par sympathie ou pour discuter avec moi de ce qu’il convient
de faire, mais non, il est en colère. Il parle allemand, les voix d’hommes
viennois se ressemblent, c’est mon père que j’ai au bout du fil. Je suis dans
notre appartement provisoire, à peine meublé, et ses paroles provoquent une
crispation intérieure. Il dit que je n’avais pas le droit de me marier et d’abandonner
ma mère. Sa voix tremble de fureur. Et je crois savoir ce que dissimulent ces
reproches, mais ça ne me sert à rien, et je n’ai pas non plus le courage de
crier dans l’appareil le non-dit, l’indicible, à savoir : et toi, et ta
propre mère, n’as-tu pas émigré sans elle, et n’a-t-elle pas péri à
Theresienstadt ? Il a laissé sa mère à Vienne, comme moi la mienne à New
York, et dans les deux cas l’issue a été catastrophique, plus grave encore pour
lui, d’où sa fureur contre moi. « Tu n’aurais jamais dû la laisser »,
dit-il. Mais je n’étais jamais partie que d’un État à l’autre et je n’avais pas,
comme lui, livré ma mère à une bande de terroristes. J’ai l’impression d’entendre
ce qui se cache sous son discours, ce qu’il ne dit pas : « Tu n’as
pas droit à ta propre vie. » Il raccroche, sans que nous nous soyons
réconciliés, il m’a dit le fond de sa pensée, maintenant il se sent
vraisemblablement mieux.
    Moi pas. Je suis là et je crie. Comme enfant, à Vienne, lorsque
ce sale clebs névrosé avait déchiqueté le perroquet de mon grand-père. Je ne
pleure pas, je hurle, comme ça, pour me soulager. Comment faut-il donc vivre
pour mériter sa vie ? Mon mari s’est métamorphosé en statue de sel, il m’est
étranger, comme je le suis pour lui. Il comprend ce qu’il s’est mis sur le dos
avec cette femme, dont il pensait qu’après avoir vécu les camps, elle n’aurait
guère d’exigences. Et puis il y avait le nouveau-né : on ne peut pas
vouloir qu’un enfant ne soit pas né. Cette prétendue justification de la vie d’une
femme ne vaudrait-elle pas pour moi ? Et tout à coup je sais que cet alibi
n’a jamais eu aucune valeur à mes yeux.
    Ça, c’était quatre ans plus tard. Quatre ans auparavant, à
Forest Hills, lorsque j’étais partie, tout était en pagaille dans le salon, j’avais
fait mes bagages n’importe comment, et je n’avais même pas les papiers
nécessaires pour

Weitere Kostenlose Bücher