Refus de témoigner
Elle surmonte le poids terrible de sa fragilité pesante par la
fragilité pleine de légèreté des objets esthétiques. Les cannes dont elle a
besoin pour marcher sont de beaux objets sortis des magasins d’antiquités, elles
ne ressemblent pas à des béquilles, ce seraient plutôt des cannes d’ornement ou
de promenade. Elle qualifie de triviale cette beauté éphémère qu’elle aime, nous
excusant ainsi, nous qui sommes moins douées.
Il y a dix ans, lorsque j’ai séjourné à l’hôpital de
Philadelphie, pour une grave maladie de cœur, une nuit je me suis dit :
« Si je ne sors pas d’ici, je ne verrai plus jamais le musée Guggenheim. »
Et puis, résignée : « Si c’est le comble de ce que je peux manquer ! »
Une fois remise de ma maladie, je me suis précipitée à une exposition d’expressionnistes
allemands à New York, j’ai monté et descendu la curieuse rampe en colimaçon de
Frank Lloyd Wright, pour célébrer la chance d’avoir survécu une fois de plus. La
nostalgie du musée, de ce musée, c’était la nostalgie de ce bouillon chaud dans
lequel baigne notre civilisation, et même la culture tant décriée. À l’opposé, les
monuments des camps ont une auréole de mort, ce sont des anti-musées qui ne parlent
que de désintégration : le lieu, extraordinairement concret, l’événement
accessible uniquement à l’imagination. Et qui sait ce qu’elle en fait. Elle n’a
jamais été très fiable, notre imagination, qui se laisse si facilement aller à
des fantasmes de perversion et de violence.
Le musée Guggenheim n’existait pas du temps où j’étais au College. En revanche, nous allions volontiers à la Galerie Frick, où ne sont
exposées qu’un petit nombre d’œuvres mais d’autant mieux choisies, par exemple
Holbein et Turner. L’après-midi il y régnait une atmosphère d’élégance
tranquille, et au Museum of Modern Art, il y avait encore Guernica de
Picasso – les bombardements vus à travers les hommes, les animaux et les
maisons déformés, la déformation dévoilée par les contours de l’art moderne. Guernica était réfugié à New York – même un tableau peut être un réfugié – et le resta
jusqu’à ce que les Espagnols le ramènent chez eux, il y a quelques années. C’était
notre tableau préféré entre tous.
VII
J’avais mon Bachelor of Arts avant mes dix-neuf ans, avec
deux ou trois ans d’avance sur l’âge normal, et dix ans de formation préalable
qui me faisaient défaut. Mais le Bachelor of Arts, avec pour matière principale
l’anglais, n’avait pas une valeur extraordinaire.
Je voulais gagner de l’argent et quitter la maison. Je
trouverais bien un travail quelconque, et l’appartement était petit. Financièrement,
ma mère allait mieux, elle était chargée de la gymnastique rééducative chez un
médecin. Elle avait en outre récupéré une petite part de ses biens à Vienne. Pour
ne pas demeurer en reste, elle remboursa avec ça le prix de notre traversée à
nos parents américains, et le solde servit d’acompte pour l’acquisition d’une
petite maison à Forest Hills. Malheureusement, là, il y avait bien assez de
place pour nous deux, le prétexte de l’exiguïté tombait donc à l’eau. Je restai
encore un an avec elle, prenant tous les jours le métro bondé pour aller à
Manhattan où j’avais un petit travail d’auxiliaire de bureau ou de serveuse. Je
n’avais pas réussi à trouver autre chose, et je ne restais nulle part très
longtemps.
La cohabitation avec ma mère me devenait de plus en plus
pénible, et pourtant on estimait que je profitais de ma mère qui se sacrifiait
pour moi, l’empêchant en outre de se remarier. C’était une légende qu’elle
répandait elle-même. Alors qu’il m’aurait parfaitement convenu d’avoir un
beau-père. Elle s’est mariée quatre fois et ressentit certainement comme un
manque le fait de n’avoir pas trouvé de partenaire adéquat dès les premières
années à New York. Peut-être ne mentait-elle pas consciemment, et croyait-elle,
elle-même, que plus j’avançais vers l’âge adulte, plus j’avais besoin d’elle.
Pour financer mon entretien, je versais presque tout ce que
je gagnais dans une cagnotte commune ; comme on ne faisait jamais les
comptes, il fallait toujours que je demande de l’argent. Ma mère n’était pas
avare, elle voulait simplement me maintenir sous sa coupe : « Ce qui
est à moi est aussi à toi. » Pour moi,
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