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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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avec des griffes ? C’est l’oncle
Kafka ! –, je me penche vers lui et je lui demande d’un air étonné :
« Tu habites ici ? Qui t’a donné à manger ? Ou bien est-ce que
tu as vécu de souris et de vermine, sinon de déchets ? Quelle horreur ! »
Et d’un ton un peu plus hésitant : « Tu m’attendais ? » En
même temps je lorgne subrepticement sur ma montre, car je vais bientôt abandonner
à nouveau cet animal qui ronronne.

VIII
    J’insérerai ici un poème, qui a pour thème Le Marchand
de Venise, mais qui est devenu un poème sur New York : non pas que ma
Jessica s’enfuie à New York ; elle s’enfuit à New York, parce qu’elle est
dans un poème sur New York. Ce n’est ni « un poème sur le vécu », ni
un « jeu de rôle ». Je dirais plutôt que c’est un inter-texte.
    JESSICA
DIVORCE
    Mon père Shylock :
Notre géniteur
vivait sous la pluie
au bord de l’Europe.
Venise lui était
aussi étrangère que les Juifs :
Rialto ou rabbin,
même rumeur.
    Mon père Shakespeare :
Tu m’as donnée à un goy,
tu t’es entremis
pour que j’épouse un play-boy,
tu m’as baptisée
et tu as vendu mon héritage
(et ce n’était pas bon marché,
pour une forêt de singes),
tu m’as affublée
(j’ai enfilé le pantalon, le public béait)
de mots tout en langues qui se lèchent,
tu as livré le couteau au vieux Juif
tu as livré au couteau le vieux Juif
tu m’as doté de lyrisme
pour les nuits magiques
et m’as fait don d’une longue vie.
    Mon père Shylock :
je valais pour toi
autant que tes ducats,
encagés, bouclés,
ma vie, mon amour,
ton bien, ton avoir,
je suis allée me les chercher,
je suis allée te les voler.
Ta rage et tes scènes
ont de quoi faire honte,
qui te les rachètera ?
Je t’ai trahi
(et le ferai jusqu’à la tombe)
avec ce singe lubrique et raffiné
que j’ai quitté depuis longtemps.
    À New York les maisons
sont encore plus hautes et chaudes
que chez nous où l’on parla
d’abord de ghetto.
Mon père Shylock, dupe de tes listes,
je ris avec les rieurs
qui finissent par te dépouiller.
Tu jures, on t’excite,
on crache, tu te rengorges,
à New York on divorce en masse.
On change de foi,
on épouse des chrétiens.
Mon père Shylock, je crois aux psychiatres,
aux souffleuses, aux costumiers, aux perruquiers,
pas à Dieu, pas pour ce théâtre.
    Mon usurier de père,
mon poète de père :
j’étais hors-la-loi comme l’oiseau
dans Westchester County et à Beverly Hills.
Perchée sur mon barreau,
je tire sur ma chaîne,
sur l’or et les mots
que vous avez forgés.
Échappée à tous deux
et bénie par aucun,
répudiée par tous deux
mais non divorcée.
Quels pères vous êtes !
    J’en veux au poète d’avoir inventé Jessica et son père, et
s’il devait les inventer, de l’avoir fait ainsi et pas autrement. Je comble les
lacunes, poussée que je suis par cette étrangère, cette marionnette, cette
prétendue Juive.
    Mon père n’était pas un Shylock, ni mon mari un Lorenzo, et
le lyrisme des nuits magiques comme la forêt de singes proviennent de la pièce
de Shakespeare, non de la vie. C’est Jessica, et non moi, qui est la fille du
Juif riche ; aussi c’est elle, et non moi, qui habite où habitent les
riches, sur la côte Est dans Westchester County et sur la côte Ouest à Beverly
Hills. À Venise elle habitait le ghetto, elle est originaire de la ville d’où
vient le mot que Shakespeare ne connaissait sans doute pas, car il n’y avait
pas de Juifs dans l’Angleterre qui était la sienne. Ce que j’ai en commun avec
elle, avec cette fille perdue, cette Juive errante, c’est le rôle de la fille
qui quitte la maison, qui s’en va. Le pendant serait un poème sur la fidélité, par
exemple envers un père lointain qui ne la mérite pas. Pourquoi pas un
intertexte intitulé « Cordélia débarque à Douvres » ? Car ces
contraires, fidélité et infidélité, vont ensemble comme hauteur et profondeur, comme
amitié et trahison.
    Je rêve parfois que je me rends coupable d’un délit de
fuite. Écraser quelqu’un et poursuivre sa route, c’est un crime qui est commis
tous les jours, je me mets aisément à la place du criminel et je m’éveille
épouvantée, parce que je l’ai rêvé, en même temps que soulagée, parce que je
suis encore innocente. Les vivants oublient les traits physionomiques et la
couleur des yeux des morts (on a bien d’autres choses en tête), les enfants
prennent leurs cliques et leurs claques

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