Requiem sous le Rialto
duc de Bordeaux, comte de Chambord et – depuis que son grand-père avait abdiqué en août 1830 – héritier légitime de la couronne de France, n’avait jamais renoncé à ses prétentions. On savait que de Venise, où il vivait en exil, il tentait de reconquérir le trône avec le soutien de royalistes fanatiques qui avaient fondé une société secrète, la Ligue fédérale.
— Ce Julien travaille-t-il pour la Ligue fédérale ?
— Il s’agit d’une société secrète, Alvise ! Personne ne se vante de travailler pour elle.
Tron jugea préférable de changer de sujet.
— J’imagine que le comte de Chambord figure de nouveau sur ta liste.
Elle acquiesça.
— Il a déjà accepté. Ce que je considère comme un honneur car il se fait rare en société. Il n’a guère l’habitude de fréquenter les bals masqués.
— Le tien est un événement.
Elle sourit.
— Nous n’avons pas à rougir de notre liste d’invités, en effet.
Puis, dans un même souffle, elle ajouta :
— Ce bal serait l’occasion idéale d’annoncer votre mariage.
Tron faillit en lâcher sa fourchette.
— Pardon ? Annoncer quoi ?
— Votre mariage, Alvise. Ces fiançailles sans fin ont assez duré.
— L’idée vient-elle de toi ou de la princesse ?
— Cette idée est l’évidence même ! Comment exclure qu’un homme fasse irruption dans sa vie et…
— Et quoi ?
La comtesse réfléchit un moment.
— Et l’impressionne ! Un homme de bonne famille qui, de son côté, serait impressionné par la princesse.
— Tous les hommes sont impressionnés par la princesse.
— Cela pourrait un jour te causer des ennuis. Quand la vois-tu ?
— Demain soir.
— Eh bien, tu ferais bien de réfléchir à ce que je viens de te dire.
Soudain, le commissaire fut pris d’un doute.
— Ta suggestion a-t-elle un rapport quelconque avec ce Julien Sorelli ?
Le regard distrait que sa mère lui jeta par-dessus la table faillit le tromper.
— Maintenant que tu le dis…
Elle afficha une mine songeuse.
— Je trouve en tout cas bizarre que la princesse ne t’ait jamais parlé de ce jeune homme.
Un minuscule sourire se dessina sur ses lèvres avant de s’estomper aussitôt.
— On pourrait presque en venir à penser qu’elle avait une bonne raison de le passer sous silence.
Tron avait renoncé à feindre de manger.
— J’imagine qu’elle jugeait le fait sans importance, répliqua-t-il. Tout comme la présence de ce cousin à Venise. Je me demande pourquoi tu insistes tant sur ce point.
La réponse de sa mère ne se fit guère attendre.
— Parce que j’ai un mauvais pressentiment, Alvise.
Elle se pencha sur son assiette, planta sa fourchette dans un morceau de volaille, le mâcha et l’avala avec une grimace de dégoût, comme si elle mangeait de la cendre.
5
— Pas mal, dit M. Zulani avant de ponctuer son affirmation d’un rot.
De la graisse goutta de sa moustache, franchit son épaisse lèvre inférieure et vint se mêler aux petits morceaux de pommes de terre sautées prisonniers de sa barbe. En vérité, cela ne se voyait pas trop car, au lieu de coûteuses lampes à pétrole, les Zulani utilisaient de simples quinquets à huile de navette. L’un pendait au plafond bas, l’autre était posé sur la table ; tous deux jetaient une lumière trouble sur le maître de céans, la poêle fermée par un couvercle et le foie fumant dans son assiette.
— Pas mal, répéta-t-il après avoir avalé une nouvelle bouchée et grommelé d’un air satisfait.
Bella Zulani, dont le physique contredisait depuis toujours le prénom, hocha la tête avec soulagement. Non qu’elle eût redouté que son mari s’effondrât sur place – à cause de ce foie très spécial –, mais on ne savait jamais. Elle-même, prétextant des maux d’estomac, s’était contentée d’une tranche de pain et de quelques gorgées d’eau.
Après en avoir soigneusement ôté la peau, elle avait coupé le foie en dés et l’avait fait revenir à feu vif dans de l’huile d’olive. Puis elle l’avait retiré du feu et avait mis à dorer des oignons émincés, du romarin et du thym. Pour finir, elle avait remis le foie dans la poêle, mélangé le tout, poivré, salé. Une montagne de pommes de terre sautées servait d’accompagnement. C’était une portion à rassasier une famille de cinq personnes, bref la quantité idéale pour son mari qui travaillait comme forgeron à l’Arsenal et avait
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