Requiem sous le Rialto
y a trois semaines pour régler une affaire à sa place et que celui-ci était bien rentré par le train de nuit. C’est à cette occasion qu’il a croisé sa première victime, la femme que nous avons repêchée quelques jours plus tard sur la fondamenta degli Incurabili.
— Que s’est-il au juste passé hier soir au palais Cavalli ?
— Le père Francesco a assommé le comte alors que Sa Majesté s’apprêtait à sortir. Ensuite, il l’a bâillonné et poussé sous son lit.
— Parce qu’il avait besoin d’une invitation ?
— Tu as tout compris. On n’a retrouvé le comte de Chambord qu’au petit matin. Par chance, il ne souffre que d’une plaie au front.
— Je n’ai toujours pas compris pourquoi le père Francesco voulait tuer le colonel.
— Il devait l’éliminer car Stumm von Bordwehr l’avait percé à jour, expliqua Tron en tenant un moment en suspens la grande cuillère avec laquelle il était en train de se resservir. Il y a deux ans, le père Francesco s’est retrouvé impliqué en même temps qu’un officier autrichien dans une sale histoire concernant une prostituée. C’est pourquoi la police militaire avait enquêté sur lui à l’époque. De là, le quartier général conservait un dossier à son nom. Donc, quand le comte de Chambord l’a engagé comme confesseur, on l’a prié d’établir un rapport régulier sur les activités de Sa Majesté.
— Tu veux dire que l’armée a exercé un chantage ?
Tron haussa les épaules.
— Si tu veux. Un confesseur constitue évidemment une source de renseignements de tout premier ordre.
— Depuis quand Stumm von Bordwehr savait-il que l’éventreur n’était autre que le père Francesco ?
— Le colonel s’est entretenu avec lui après l’arrestation de Julien. À ce moment-là, le père Francesco a évoqué un détail qu’il ne pouvait pas connaître, un détail qui ne figurait ni dans la presse ni dans nos rapports. Un tout petit détail concernant la tentative de meurtre à San Giovanni in Bragora.
— De quel détail veux-tu parler ?
— De la clé volée dans la sacristie.
— Les deux prêtres se connaissaient ?
Tron hocha la tête.
— On dirait bien. Quoi qu’il en soit, quand le colonel a voulu savoir comment il était au courant, le père Francesco s’est, paraît-il, embrouillé dans des déclarations contradictoires.
— Donc, ce n’est pas Stumm von Bordwehr qui a déposé les rasoirs et les lanières dans l’armoire de Julien ?
— Non, ce ne peut être que l’assassin.
— Et le colonel lui a-t-il fait part de ses soupçons ?
— Oui, répondit le commissaire. Seulement, le prêtre a répliqué qu’il n’avait aucune preuve contre lui, ce qui était tout à fait juste. En outre, le colonel n’était pas entièrement sûr.
— Quand est-ce que cette conversation a eu lieu ?
— Mardi après-midi.
— Voilà donc pourquoi le père Francesco voulait tuer le colonel pendant le bal masqué.
Tron acquiesça.
— Oui, s’il avait réussi son coup, nous aurions pensé que Julien séjournait toujours à Venise et qu’il s’était vengé du colonel.
— Sauf si Julien avait pu prouver qu’il avait quitté la ville depuis longtemps, objecta la princesse.
— Dans ce cas, on aurait mis en doute son alibi. Je ne crois pas que les autorités militaires auraient rouvert le dossier.
— Quelles sont les intentions du colonel à présent ?
— Il veut prendre sa retraite, dit Tron. Son dernier acte en tant que militaire consistera dans la rédaction d’un rapport circonstancié.
— Un rapport où il cherchera à se donner le beau rôle, je suppose ?
Le commissaire secoua la tête.
— Non, il n’a pas oublié que nous lui avons sauvé la vie. Il s’en tiendra à la vérité. Il m’a promis d’écrire que le mouchard qu’ils avaient engagé pour espionner le comte de Chambord n’était autre que l’éventreur. Et qu’il a lui-même échoué.
— C’est très noble de sa part. Cela te surprend ?
Le commissaire prit une mine songeuse.
— Stumm von Bordwehr présente depuis le début une double personnalité. Un fou ombrageux et un officier doté d’un sens de la responsabilité irréprochable.
— Tout comme le père Francesco, donc. Un prêtre et un assassin en une seule et même personne. Au fait, quelles conséquences ce dénouement a-t-il pour les statistiques ?
— Les crimes des trois dernières semaines ne sont pas de notre
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