Requiem sous le Rialto
ressort, dit Tron. L’affaire tout entière relève de la police militaire.
— Tu as vu le baron aujourd’hui ?
Tout à coup, le commissaire se sentit épuisé, éreinté, liquéfié, comme le reste de sorbet au citron qui s’était métamorphosé en une espèce de sauce jaune. Il écarta son assiette et acquiesça.
— Spaur est bien entendu ravi par l’issue de l’affaire, il m’a même offert des pralines.
La princesse prit une Maria Mancini dans son étui à cigarettes et l’alluma. Elle inhala, puis souffla un anneau de fumée au-dessus de la table, comme cela lui arrivait parfois. Avant que le cercle se distorde et s’évanouisse, il forma pendant quelques instants une couronne parfaite.
— Donc je peux télégraphier à Julien pour lui apprendre qu’il est réhabilité ?
Comment ? Tron était persuadé d’avoir mal entendu.
— Tu sais où ton neveu se cache ?
Elle éclata de rire.
— Il m’a envoyé un télégramme ce matin.
— Où est-il ?
— À Rome. Il a fait la traversée de Trieste à Ancône, et de là, il est parti à Rome.
Le commissaire ravala sa salive.
— Et c’est maintenant que tu me racontes cela ?
— Je voulais d’abord savoir ce que tu avais à me dire, répondit Maria d’une voix neutre.
Cette phrase intrigua son fiancé. Elle pouvait signifier beaucoup de choses. Pourtant, il n’avait pas la force d’y réfléchir pour le moment, d’autant que sa bosse sur la tempe gauche se mit soudain à lui faire mal comme une vieille blessure de guerre. Devait-il désormais s’attendre au retour du neveu à Venise ? Il pouvait peut-être interroger la princesse ? Non, à bien y réfléchir, surtout pas !
La pendule posée sur la cheminée sonna dix coups. Aussitôt, Tron prit conscience que vingt-quatre heures s’étaient écoulées depuis qu’il avait tué le père Francesco dans la salle de bal du palais Tron. Il ferma les yeux et tenta de se remémorer les applaudissements qu’il avait reçus plusieurs minutes durant sur l’estrade de l’orchestre. En vain. Il se rappelait au contraire avec une extrême précision la tapisserie derrière le fauteuil, l’étrange motif que la balle de revolver avait dessiné sur le mur après avoir traversé la cervelle de l’éventreur. Pourtant, pensa-t-il, ce souvenir lui aussi finirait par fondre et se décomposer, comme le sorbet sur son assiette.
Il se leva, traversa la salle à manger et s’approcha d’une fenêtre pour écarter le rideau en brocart. Le brouillard était un peu moins épais. Sur la rive d’en face, une faible lueur brillait au premier étage du palais Barbaro. Une gondole passa sans bruit. Tron la suivit du regard jusqu’à ce que la petite lampe accrochée à la figure de proue eût disparu dans l’obscurité. Lâchant le rideau pour aller se rasseoir, il constata que la princesse avait quitté la table à son tour. Elle tenait une coupe de champagne à la main et s’avançait vers lui à pas lents.
Sur l’auteur
Né à Berlin en 1948, Nicolas Remin a fait des études littéraires en Allemagne, puis à Santa Barbara aux États-Unis, Grand voyageur, il a vécu en Californie et en Toscane. Die letzte Lagune est son sixième roman situé dans la Venise du XIX e siècle.
Titre original :
Requiem am Rialto
© Rowohlt Verlag GmbH, Reinbeck by Hamburg, 2009.
© Éditions 10/18, Département d’Univers Poche, 2011,
pour la traduction française.
Canaletto, The Entrance to the Grand Canal (détail)
© The Gallery Collection | Corbis
Photo © Paul Seheult | Eye Ubiquitous | Corbis
ISBN numérique 978-2-264-05662-7
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