Retour à l'Ouest
peut-être.
Ces souvenirs datent aujourd’hui de dix-sept ans.
L’Indéfendable
11-12 juillet 1936
Il n’y a pas si longtemps de cela – un quart de siècle à
peine –, la science officielle vivait, en matière d’économie et d’histoire, sur
des dogmes qu’il faut bien appeler par leur nom, des dogmes bourgeois. On
qualifiait volontiers le socialisme de généreuse utopie ; il était entendu,
aux yeux des sociologues, que la nature humaine exigeait, imposait, impliquait
en définitive, le respect de la propriété privée. Si, au cours de convulsions
sociales, les classes barbares s’y attaquaient, elles menaçaient la civilisation
même. De Taine et Herbert Spencer à Wilfredo Pareto , la science universitaire prodiguait ces
affirmations utiles au maintien du vieil ordre. L’esprit libéral et clairvoyant
d’un Charles Gide n’osait ni les réfuter ni sérieusement
les mettre en doute. Le recul du temps ne nous permet-il pas de porter aujourd’hui
un jugement sur ces dogmes dont il reste si peu de chose ? Ils exprimaient
sans doute, sous un de ses aspects intellectuels les plus élevés, le sentiment
de confiance en lui-même et de sécurité du capitalisme en train d’achever la
conquête du monde. Les classes montantes, comparables en cela à l’homme jeune
debout sur le seuil de sa vie, se sentent riches d’avenir ; leur réalité
présente leur paraît éternelle.
Toute une philosophie rattachait le système capitaliste aux
lois naturelles. Et, sans doute, n’était-elle pas sans avantages précieux, puisqu’elle
mettait les défenseurs du régime d’accord avec la nature même des choses. L’homme
a besoin de cette bonne conscience-là, surtout quand, à l’égard de son prochain,
il se comporte d’une façon que nulle morale ne saurait justifier. La morale ne
pouvait condamner les classes riches, responsables en apparence de la misère et
de l’exploitation des classes pauvres, puisqu’elles accomplissaient l’inéluctable
loi naturelle – et elle se bornait à leur recommander la charité…
Survint la guerre, puis la révolution, victorieuse en Russie,
au prix de souffrances incommensurables, vaincue ou avortée ailleurs… On n’a
pas assez remarqué que la guerre fut aussi, par elle-même, une sorte de
révolution, moindre que celle des travailleurs socialistes, mais profonde aussi
et grosse de conséquences. L’économie libérale y succomba définitivement. Les
puissances belligérantes bouleversèrent toutes les notions juridiques des rapports
entre l’État et la propriété quand elles durent instituer des régimes dirigés ;
au demeurant, si l’humble et méthodique tuerie des tranchées faisait chaque
jour une ample consommation de vies humaines, si le prix de la vie tombait à
zéro dans les plus vastes charniers de l’histoire, quel prix accorder encore
aux grands principes, quel prix à la propriété ? La guerre, en gaspillant
le travail, en anéantissant les richesses, en dépréciant l’homme, ouvrit une
crise de conscience. Ceux qui, faute de savoir ou de vouloir penser, ne
remontaient pas aux causes ne pouvaient pas demeurer aveugles devant les effets.
Ce fut le début d’une grande transformation des idées et des mentalités, ralentie
et entravée par la fatigue. Les générations qui s’étaient battues rentrèrent à
bout de souffle. On leur fit assez de concessions pour raffermir chez elles quelques
illusions d’autant plus tenaces qu’elles reposaient sur l’usure intérieure… Ne
nous arrêtons pas sur cette histoire récente. Ce qui frappe aujourd’hui l’observateur,
c’est un changement sinon total, du moins très prononcé dans l’échelle des
valeurs généralement reconnues.
Des chefs d’État aux économistes et à la multitude des
idéologues et des sous-idéologues de la presse, presque personne ne prend
aujourd’hui, nettement, la défense du principe capitaliste. Ceux-là mêmes qui
le défendent en réalité avec le plus d’acharnement, les Mussolini et les Hitler,
se flattent tantôt de l’amender, tantôt de le liquider. On ferait de leurs
déclarations sur ce sujet une curieuse anthologie. Mussolini, surtout, a été
très net, qui a laissé dire par certains de ses biographes attitrés que si, plus
tard, après la disparition du
Duce
,
l’État corporatif aboutissait à une forme de socialisme, peut-être ne serait-ce
encore que la réalisation des vœux du chef… Que penser d’un principe, d’un
régime
Weitere Kostenlose Bücher