Retour à l'Ouest
de calomnies (« bandit
anarchiste », « profiteur » de la révolution) menée par son
ancien camarade du Groupe français communiste de Moscou en 1919, l’ex-capitaine
Jacques Sadoul, est diffusée dans
L’Humanité,
puis reprise par
La Voix du peuple
en Belgique et beaucoup d’autres journaux. En
1937 Serge publie à Paris deux livres scrupuleusement documentés :
Destin d’une révolution. URSS 1917-1937
(Grasset) [13] et
De Lénine à Staline
(numéro
spécial du
Crapouillot,
janvier
1937), où il aborde la question de « la vérité au service du socialisme ».
Il souligne : « J’aime Charles Péguy pour avoir dit : "Qui
ne gueule pas la vérité quand il sait la vérité, se fait le complice des
menteurs et des faussaires. " Tant d’autres savent se taire allègrement, littérairement,
avec une suprême élégance révolutionnaire ! On réussit à publier des
hebdomadaires et des bouquins sans que la vérité y transparaisse. C’est
beaucoup d’art. Et c’est un bien grand traquenard. »
Ainsi, malgré sa réputation de journaliste et d’écrivain doublée
d’une connaissance profonde de la vie soviétique, les portes de tous les
journaux du Front populaire lui restent fermées. Ironiquement, Serge finit par
se faire embaucher comme correcteur aux imprimeries des quotidiens socialistes
qui refusaient de le publier. Seule
La
Wallonie
lui ouvre ses colonnes. Autre ironie de l’histoire : qu’un
journal de Liège permît à Victor et à ses enfants de manger durant cette année
1936, alors que c’est également à Liège en 1901 que Victor, âgé de onze ans, avait
vu mourir de malnutrition son petit frère Raoul pendant que leur père cherchait
du travail à Bruxelles. De toute façon, Serge n’aurait pu mieux tomber, car
La Wallonie
et son chroniqueur étaient
faits l’un pour l’autre : tous les deux sont en effet profondément enracinés
dans la culture ouvrière et socialiste belge de la première moitié du XX e siècle.
La Wallonie de Liège
L’aventure de ce quotidien socialiste de province mériterait
une étude sérieuse. Elle débute modestement en 1919 avec deux pages d’actualité
sur la ville de Liège insérées dans
Le
Peuple
de Bruxelles. Elle se poursuit grâce à la relative aisance
des ouvriers du Borinage tandis que les commerçants de Liège y publient leurs
annonces, source importante de revenus pour ce quotidien atypique. En 1936, quand
elle ouvre ses colonnes à Serge,
La
Wallonie
se targue d’être un « journal moderne », fier de
son immeuble modern style de quatre étages, rue de la Régence, avec son
impressionnante horloge électrique aux figures ouvrières du Marteleur et du
Mineur. A l’intérieur ses salles grouillent d’activité : rédaction, télégraphie-TSF,
linotype, rotative, expédition.
La
Wallonie
se vante d’un tirage qui « dépasse, de loin, celui de
la plupart des autres journaux. Un chiffre suffira pour en souligner l’importance :
plus de trente mille métallurgistes y sont collectivement abonnés ». Pour
son premier directeur, Isador Delavigne, un journal, « c’est une tribune, la
tribune la plus retentissante… Toute l’âme de notre classe y palpite. » [14]
Les propriétaires de
La Wallonie
sont les organisations syndicales de la région de Liège,
où la Fédération des métallurgistes est majoritaire – ce qui donne au journal
une grande indépendance politique, non seulement vis-à-vis du capitalisme mais
aussi par rapport à la presse de la capitale belge et au parti socialiste (PSB)
plutôt réformiste. On classe sa « tendance politique […] en général plus
"à gauche" que les autres journaux socialistes. […] Elle met en avant
des revendications […] souvent très "radicales" et elle adopte dans
ses analyses une attitude nettement "de classe". Prenant ses
distances vis-à-vis du PSB lorsque ce parti est au gouvernement, elle s’en
rapproche et tente de l’influencer dans un sens radical lorsqu’il est dans l’opposition.
Quant au parti communiste, elle manifeste à son égard une relative bienveillance » [15] – ce qui n’a pas
empêché la direction de
La Wallonie
de donner une tribune à Serge, critique acerbe du régime de Staline [16] .
Ainsi, de juin 1936 à la guerre, Serge jouit d’une audience
chez les ouvriers, les employés, les techniciens et les commerçants liégeois
dont il partage les sympathies et les aspirations à un monde meilleur. Serge y
déploie tous ses
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