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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
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homme sans colère ?
    Il y avait douze wagons pour six cent cinquante personnes. Dans le mien nous n'étions que quarante-cinq, mais parce que le wagon était petit. Pas de doute, ce que nous avions sous les yeux, ce que nous sentions sous nos pieds, c'était un de ces fameux convois allemands, de ceux qui ne reviennent pas, et dont nous avions si souvent entendu parler, en tremblant, et vaguement incrédules. C'était bien cela, très exactement
    : des wagons de marchandises, fermés de l'extérieur, et dedans, entassés sans pitié comme un chargement en gros, hommes, femmes et enfants, en route pour le néant, la chute, le fond. Mais cette fois c'est nous qui sommes dedans.
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    Nous découvrons tous tôt ou tard dans la vie que le bonheur parfait n'existe pas, mais bien peu sont ceux qui s'arrêtent à cette considération inverse qu'il n'y a pas non plus de malheur absolu, Les raisons qui empêchent la réalisation de ces deux états limites sont du même ordre : elles tiennent à la nature même de l'homme, qui répugne à tout infini Ce qui s'y oppose, c'est d'abord notre connaissance toujours imparfaite de l'avenir, et cela s'appelle, selon le cas, espoir ou incertitude du lendemain C'est aussi l'assurance de la mort, qui fixe un terme à la joie comme à la souffrance Ce sont enfin les inévitables soucis matériels, qui, s'ils viennent troubler tout bonheur durable, sont aussi de continuels dérivatifs au malheur qui nous accable et, parce qu'ils le rendent intermittent, le rendent du même coup supportable.
    Ce sont justement les privations, les coups, le froid, la soif qui nous ont empêches de sombrer dans un désespoir sans fond, pendant et après le voyage II n'y avait là de notre part ni volonté de vivre ni résignation consciente : rares sont les hommes de cette trempe, et nous n'étions que des spécimens d'humanité bien ordinaires.
    Les portes s'étaient aussitôt refermées sur nous, mais le train ne s'ébranla que le soir Nous avions appris notre destination avec soulagement. Auschwitz, un nom alors dénué de signification pour nous, mais qui devait bien exister quelque part sur la terre
    Le train roulait lentement, faisant de longues haltes énervantes à travers la lucarne, nous vîmes défiler les hauts rochers dépouillés de la vallée de l'Adige, les noms des dernières villes italiennes Quand nous franchîmes le Brenner, le deuxième jour à midi, tout le monde se mit debout mais personne ne souffla mot La pensée du
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    retour ne me quittait pas, je me torturais à imaginer ce que pourrait être la joie surhumaine de cet autre voyage : les portes grandes ouvertes car personne ne penserait plus à fuir, et les premiers noms italiens et je regardai autour de moi et me demandai combien, parmi cette misérable poussière humaine, seraient frappés par le destin
    Des quarante-cinq occupants de mon wagon, quatre seulement ont revu leur foyer, et ce fut de beaucoup le wagon le mieux loti
    La soif et le froid nous faisaient souffrir à chaque arrêt, nous demandions de l'eau à grands cris, ou au moins une poignée de neige, mais notre appel fut rarement entendu, les soldats de l'escorte éloignaient quiconque tentait de s'approcher du convoi Deux jeunes mères qui avaient un
    Enfant au sein gémissaient jour et nuit, implorant de l'eau Nous supportions un peu mieux la faim, la fatigue et l'insomnie, rendues moins pénibles par la tension nerveuse , mais les nuits étaient d'interminables cauchemars.
    Rares sont les hommes capables d'aller dignement à la mort, et ce ne sont pas toujours ceux auxquels on s'attendrait Bien peu savent se taire et respecter le silence d'autrui Notre sommeil agité était souvent interrompu par des querelles futiles et bruyantes, des imprécations, des coups de pied et de poing décochés à l'aveuglette pour protester contre un contact fastidieux et inévitable Alors quelqu'un allumait une bougie, et la lugubre clarté de la flamme laissait apparaître, sur le plancher du wagon, un enchevêtrement uniforme et continu de corps étendus, engourdis et souffrants, que soulevaient çà et là de brusques convulsions aussitôt interrompues par la fatigue.
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    De la lucarne, on voyait défiler des noms connus et inconnus de villes autrichiennes — Salzbourg, Vienne —puis tchèques, et enfin polonaises Au soir du quatrième jour, le froid se fit intense : le train, qui traversait d'interminables sapinières noires, prenait visiblement de

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