Si c'est un homme
protégés, puis les primes réservées aux balayeurs, aux gardiens de nuit, aux contrôleurs des poux et à tous les autres fonctionnaires-prominents de la baraque. Ce qui reste (et un Blockaltester avisé s'arrange toujours pour qu'il reste quelque chose) sert précisément aux achats.
La suite va de soi : de retour au camp, les Häftlinge qui ont l'occasion, à la Buna, de remplir leur gamelle de graisse ou d'huile de machine (ou de quoi que ce soit d'autre : n'importe quelle substance noirâtre et huileuse fait l'affaire), font systématiquement le tour des baraques jusqu'à ce qu'ils trouvent un Blockaltester qui manque de cet article ou qui veuille le stocker. D'ailleurs chaque baraque a généralement son fournisseur attitré,
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auquel elle verse un fixe journalier, à condition qu'il fournisse de la graisse chaque fois que la réserve est sur le point de s'épuiser.
Tous les soirs, à côté des portes des Tagesraüme, les groupes de fournisseurs attendent patiemment : ils font le pied de grue pendant des heures et des heures sous la pluie ou la neige, parlant avec animation en étouffant leur voix de questions relatives aux fluctuations des prix et à la valeur du bon-prime. De temps à autre quelqu'un se détache du cercle, fait un saut à la Bourse et revient avec les nouvelles de dernière heure.
En plus de ceux déjà cités, la Buna est une inépuisable réserve d'articles susceptibles d'être utilisés au Block, de plaire au Blockaltester, de susciter l'intérêt ou la curiosité des prominents : ampoules électriques, brosses, savon ordinaire, savon à barbe, limes, pinces, sacs, clous; on vend aussi de l'alcool méthylique dont on tire des breuvages, et de l'essence pour les briquets de production locale, véritables prodiges de l'artisanat clandestin du Lager.
Dans ce complexe réseau de vols et de contre-vols, alimentés par la sourde hostilité qui règne entre la direction des SS et les autorités de la Buna, le K.B. joue un rôle de première importance. Le K.B. est le lieu de moindre résistance, la soupape de sécurité qui permet le plus facilement de tourner le règlement et de déjouer la surveillance des chefs. Il est de notoriété publique que ce sont les infirmiers eux-mêmes qui remettent sur le marché, à bas prix, les vêtements et les chaussures des morts et des sélectionnés qui partent nus pour Birkenau
; ce sont eux encore, avec les médecins, qui exportent à la Buna les sulfamides destinés à la distribution interne et qui les vendent aux civils contre des denrées alimentaires.
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Sans compter les énormes bénéfices réalisés sur le trafic des cuillères. Le Lager n'en fournit pas aux nouveaux venus, bien que la soupe semi-liquide qu'on y sert ne puisse être mangée autrement. Les cuillères sont fabriquées à la Buna, en cachette et dans les intervalles de temps libre, par les Häftlinge qui travaillent comme spécialistes dans les Kommandos de forgerons et de ferblantiers : ce sont des ustensiles pesants et mal dégrossis, taillés dans de la tôle travaillée au marteau et souvent munis d'un manche affilé qui sert de couteau pour couper le pain. Les fabricants eux-mêmes les vendent directement aux nouveaux venus : une cuillère simple vaut une demi-ration de pain, une cuillère-couteau trois quarts de ration. Or, s'il est de règle qu'on entre au K.B. avec sa cuillère, on n'en sort jamais avec.
Au moment de partir et avant de recevoir leurs vêtements, les guéris en sont délestés par les infirmiers, qui les remettent en vente à la Bourse. Si on ajoute aux cuillères des guéris celles des morts et des sélectionnés, les infirmiers arrivent à empocher chaque jour le produit de la vente d'une cinquantaine de ces objets. Quant à ceux qui sortent de l'infirmerie, ils sont contraints de reprendre le travail avec un handicap initial d'une demi-ration de pain à investir dans l'achat d'une nouvelle cuillère.
Enfin le K.B. est le principal client et receleur des vols commis à la Buna : sur la part quotidienne de soupe destinée au K.B., une bonne vingtaine de litres est allouée au fonds-vols et sert à acheter aux spécialistes les articles les plus variés. Il y a ceux qui volent de petits tuyaux de caoutchouc que le K.B. utilise pour les lavements et les sondes gastriques ; ceux qui viennent proposer des crayons et des encres de couleur, très demandés pour la comptabilité compliquée du bureau du
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K.B. ; à
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