Si c'est un homme
évolué que les lois qui empêchent le misérable d'être trop misérable et le puissant trop puissant y sont plus sages et plus efficaces.
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Mais au Lager il en va tout autrement : ici, la lutte pour la vie est implacable car chacun est désespérément et férocement seul. Si un quelconque Null Achtzehn vacille, il ne trouvera personne pour lui tendre la main, mais bien quelqu'un qui lui donnera le coup de grâce, parce que ici personne n'a intérêt à ce qu'un « musulman (1) » de plus se traîne chaque jour au travail ; et si quelqu'un, par un miracle de patience et d'astuce, trouve une nouvelle combine pour échapper aux travaux les plus durs, un nouveau système qui lui rapporte quelques grammes de pain supplémentaires, il gardera jalousement son secret, ce qui lui vaudra la considération et le respect général, et lui rapportera un avantage strictement personnel ; il deviendra plus puissant, on le craindra, et celui qui se fait craindre est du même coup un candidat à la survie.
On a parfois l'impression qu'il émane de l'histoire et de la vie une loi féroce que l'on pourrait énoncer ainsi : «
IL sera donné à celui qui possède, il sera pris à celui qui n'a rien. » Au Lager, où l'homme est seul et où la lutte pour la vie se réduit à son mécanisme primordial, la loi inique est ouvertement en vigueur et unanimement reconnue. Avec ceux qui ont su s'adapter, avec les individus forts et rusés, les chefs eux-mêmes entretiennent volontiers des rapports, parfois presque amicaux, dans l'espoir qu'ils pourront peut-être plus tard en tirer parti. Mais les « musulmans », les hommes en voie de désintégration, ceux-là ne valent même pas la peine qu'on leur adresse la parole, puisqu'on sait d'avance qu'ils commenceraient à se plaindre et à parler de ce qu'ils mangeaient quand ils étaient chez eux.
(1)
«
Muselmann
»
:
c'est
ainsi
que
les
anciens
du
camp
surnommaient,
j'ignore
pourquoi,
les
faibles,
les
inadaptés,
ceux
qui
étaient
voués
à
la
sélection.
(N.d.A.)
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Inutile, à plus forte raison, de s'en faire des amis : ils ne connaissent personne d'important au camp, ils ne mangent rien en dehors de leur ration, ne travaillent pas dans des Kommandos intéressants et n'ont aucun moyen secret de s'organiser. Enfin, on sait qu'ils sont là de passage, et que d'ici quelques semaines il ne restera d'eux qu'une poignée de cendres dans un des champs voisins, et un numéro matricule coché dans un registre.
Bien qu'ils soient ballottés et confondus sans répit dans l'immense foule de leurs semblables, ils souffrent et avancent dans une solitude intérieure absolue, et c'est encore en solitaires qu'ils meurent ou disparaissent, sans laisser de trace dans la mémoire de personne.
Le résultat de cet impitoyable processus de sélection apparaît d'ailleurs clairement dans les statistiques relatives aux effectifs des Lager. à Auschwitz, abstraction faite des autres prisonniers qui vivaient dans des conditions différentes, sur l'ensemble des anciens détenus juifs — c'est-à-dire des kleine Nummer, des petits numéros inférieurs à cinquante mille — il ne restait en 1944 que quelques centaines de survivants : aucun de ces survivants n'était un Haftling ordinaire, végétant dans un Kommando ordinaire et se contentant de la ration normale. Il ne restait que les médecins, les tailleurs, les cordonniers, les musiciens, les cuisiniers, les homosexuels encore jeunes et attirants, les amis ou compatriotes de certaines autorités du camp, plus quelques individus particulièrement impitoyables, vigoureux et inhumains, solidement installés (après y avoir été nommés par le commandement SS, qui en matière de choix témoignait d'une connaissance diabolique de l'âme humaine) dans les fonctions de Kapo, Blockaltester ou autre. Restaient enfin ceux qui, sans occuper de fonctions particulières, avaient toujours
– 111 –
réussi grâce à leur astuce et à leur énergie à s'organiser avec succès, se procurant ainsi, outre des avantages matériels et une réputation flatteuse, l'indulgence et l'estime des puissants du camp. Ainsi, celui qui ne sait pas devenir Organisator, Kombinator, Prominent (farouche éloquence des mots !) devient inéluctablement un « musulman ». Dans la vie, il existe une troisième voie, c'est même la plus courante ; au camp de concentration, il n'existe pas de troisième voie.
Le plus simple est de succomber :
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