Si c'est un homme
son complice dans un vol aux cuisines, Moischl, espérant à tort acquérir quelque mérite aux yeux du Blockaltester et poser sa candidature au poste de laveur de marmites.
L'histoire de l'ingénieur Alfred L. prouve, entre autres, combien est vain le mythe selon lequel les hommes sont tous égaux entre eux à l'origine.
L. dirigeait dans son pays une importante usine de produits chimiques, et son nom était bien connu — et l'est toujours — dans les milieux industriels européens.
C'était un homme robuste d'une cinquantaine d'années ; j'ignore comment il avait été arrêté, mais il était entré au camp comme y entraient tous les autres : nu, seul, anonyme. Quand je fis sa connaissance, il était très affaibli mais son visage gardait encore les traces d'une énergie méthodique et disciplinée. à cette époque, ses privilèges se limitaient au nettoyage quotidien de la marmite des ouvriers polonais. Ce travail, dont il avait obtenu l'exclusivité je ne sais comment, lui rapportait une demi-gamelle de soupe par jour. Cela ne suffisait certainement pas à calmer sa faim, mais personne ne l'avait jamais entendu se plaindre. Au contraire, les quelques mots qu'il proférait laissaient supposer de grandioses ressources secrètes, et une « organisation »
solide et fructueuse.
Tout dans sa façon d'être semblait le confirmer. L.
s'était créé un style : son visage et ses mains étaient toujours parfaitement propres ; il avait la rarissime abnégation de laver sa chemise tous les quinze jours sans attendre le changement bimestriel (et nous ferons remarquer que laver sa chemise, cela veut dire trouver du savon, trouver le temps, trouver l'espace dans les
– 117 –
lavabos bondés, s'astreindre à surveiller attentivement, sans la perdre des yeux un seul instant, la chemise mouillée, et l'endosser, naturellement encore mouillée, au moment de l'extinction des feux) ; L. possédait une paire de socques pour aller à la douche, et son costume rayé, propre et neuf, semblait taillé sur mesure. Bref, L.
avait tout du prominent bien avant de le devenir; et j'ai su plus tard qu'il devait ces apparences prospères à son incroyable ténacité : il avait payé chacun de ces services et de ces achats en prenant sur sa ration de pain, se soumettant ainsi à un régime de privations supplémentaires.
Son plan était de longue haleine, ce qui est d'autant plus remarquable qu'il avait été conçu dans un climat où dominait le sentiment du provisoire ; et L. entreprit de le réaliser dans la plus stricte discipline intérieure, sans pitié pour lui-même, ni, à plus forte raison, pour ceux de ses camarades qu'il trouvait en travers de sa route. L.
n'ignorait pas que passer pour puissant, c'est être en voie de le devenir, et que partout au monde mais plus particulièrement au camp, où le nivellement est général, des dehors respectables sont la meilleure garantie d'être respecté. Il mit tous ses soins à ne pas être confondu avec le troupeau : il travaillait avec une ardeur affectée, allant jusqu'à exhorter ses camarades paresseux, d'un ton à la fois mielleux et réprobateur ; il évitait de se mêler à la lutte quotidienne pour la meilleure place dans la queue pour la soupe, et tous les jours se portait volontaire pour la première ration, notoirement la plus liquide, de manière à se faire remarquer pour sa discipline par le Blockaltester. Enfin, pour achever de maintenir les distances, il manifestait dans ses rapports avec ses camarades le maximum de courtoisie compatible avec son égoïsme, qui était absolu. Lorsque le
– 118 –
Kommando de Chimie fut créé, comme nous y reviendrons plus loin, L. comprit que son heure était venue : son costume impeccable, son visage décharné, certes, mais rasé, auraient suffi, au milieu du ramassis de collègues crasseux et débraillés, à convaincre sur-le-champ Kapo et Arbeitsdienst qu'il était un authentique élu, un prominent en puissance ; et effectivement (à qui possède, il sera donné), il fut immanquablement promu
« spécialiste », nommé technicien en chef du Kommando et engagé par la direction de la Buna comme chimiste attaché au laboratoire de la section Styrène. On le chargea par la suite de tester l'une après l'autre les nouvelles recrues du Kommando de Chimie pour juger de leurs aptitudes professionnelles, mission dont il s'acquitta avec une extrême sévérité, notamment à l'égard de ceux en qui il pressentait de
Weitere Kostenlose Bücher