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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
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l'organisation, la pitié et le vol.
    Lui-même les pratique toutes les trois. Nul n'a comme lui l'art consommé de circonvenir (de « cultiver
    », comme il dit) les prisonniers de guerre anglais. Entre ses mains ils deviennent de véritables poules aux œufs d'or : il suffit de penser qu'au Lager une seule cigarette anglaise rapporte de quoi se sustenter pour toute une journée. Henri a été vu une fois en train de manger un authentique œuf dur.
    Henri détient le monopole du trafic des marchandises de provenance anglaise : et jusque-là il ne s'agit que d'organisation ; mais son fer de lance pour la pénétration de la ligne de défense, anglaise ou autre, c'est la pitié. Henri a le corps et les traits délicats et subtilement pervers du Saint Sébastien de Sodoma : encore imberbe, les yeux noirs et profonds, il se meut avec une élégance naturelle et languide — bien qu'il sache à l'occasion bondir et courir comme un chat, et que la capacité de son estomac soit à peine inférieure à celle d'Elias. Henri a pleinement conscience de ses dons
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    naturels, et les met à profit avec la froide compétence de qui manœuvre un instrument de précision : les résultats sont étonnants. Il s'agit tout simplement d'une découverte : Henri a découvert que la pitié, étant un sentiment primaire et irraisonné, ne pouvait mieux prospérer, à condition d'être habilement instillée, que dans les âmes frustes des brutes qui nous commandent, de ceux-là mêmes qui n'hésitent pas à nous frapper sauvagement sans raison, et à nous piétiner une fois à terre ; il n'a pas manqué de remarquer l'importance pratique d'une telle découverte, et c'est sur elle qu'il a fondé son industrie personnelle.
    De même que l’ichneumon paralyse les grosses chenilles velues en piquant leur unique ganglion vulnérable, de même il suffit d'un coup d'œil à Henri pour jauger son homme, «son type»; il lui parle brièvement, en employant le langage approprié, et « le type » est conquis : il écoute avec une sympathie croissante, s'attendrit sur le sort du malheureux jeune homme, et est déjà en passe de devenir rentable.
    Il n'est point de cœur, si endurci soit-il, qu'Henri ne parvienne à émouvoir s'il s'y met sérieusement. Au Lager, et même à la Buna, on ne compte plus ses protecteurs : soldats anglais, ouvriers civils français, ukrainiens, polonais ; « politiques » allemands ; au moins quatre Blockalteste, un cuisinier, et même un SS.
    Mais son champ d'action favori demeure le K.B. Au K.B., Henri a entrée libre : ses amis — plus que ses protecteurs
    —, les docteurs Citron et Weiss, l'hospitalisent quand il veut et avec le diagnostic qu'il veut. Cela se produit notamment à l'approche des sélections et dans les périodes où le travail est particulièrement pénible : alors Henri « prend ses quartiers d'hiver », comme il dit.
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    Nanti d'amis si haut placés, Henri est rarement obligé de recourir à la troisième solution, le vol ; et l'on comprend d'autre part qu'il ne se confie pas volontiers à ce sujet.
    Il est agréable de parler avec Henri pendant les moments de repos. Et instructif, aussi : il n'est rien au camp qu'il ne connaisse, ou sur quoi il n'ait exercé ses raisonnements serrés et cohérents. Il parle de ses conquêtes avec une modestie de bon ton, comme de proies faciles, mais s'étend volontiers sur les calculs qui l'ont amené à aborder Hans en lui demandant des nouvelles de son fils envoyé au front, et Otto en lui montrant les cicatrices qu'il a sur les tibias.
    Causer avec Henri est instructif et agréable ; il arrive même parfois qu'on le sente proche et chaleureux ; une communication semble possible, peut-être même un sentiment d'affection ; on croit entrevoir en lui le fond humain, la conscience blessée d'une personnalité peu commune. Mais l'instant d'après, son sourire triste se fige en un rictus de commande ; Henri s'excuse poliment (« ... J'ai quelque chose à faire », « ...foi quelqu'un à voir
    »), et le voilà de nouveau tout à sa chasse et à sa lutte de chaque jour : dur, lointain, enfermé dans sa cuirasse, ennemi de tous et de chacun, aussi fuyant et incompréhensible que le Serpent de la Genèse.
    Toutes mes conversations avec Henri, même les plus cordiales, m'ont toujours laissé à la fin un léger goût de défaite ; le vague soupçon d'avoir été moi aussi, un peu à mon insu, non pas un homme face à un autre homme, mais un

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