Si c'est un homme
insensée.
Sa réputation de travailleur émérite se répandit très vite, et, conformément à la logique absurde du Lager, dès ce moment il cessa pratiquement de travailler. Les Meister le contactaient directement, et seulement pour
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les travaux requérant une adresse ou une force particulière. Outre ces prestations, il supervisait avec arrogance et brutalité notre monotone labeur quotidien, s'éclipsant pour des visites et des aventures mystérieuses dans quelque recoin inconnu du chantier, dont il revenait les poches gonflées, et souvent l'estomac manifestement plein.
Elias est voleur par nature et en toute innocence : il témoigne en cela de la ruse instinctive des animaux sauvages. Il ne se laisse jamais prendre sur le fait car il ne vole que lorsque l'occasion est sans risque ; mais lorsqu'une telle occasion se présente, Elias vole, fatalement, infailliblement, comme une pierre tombe quand on la lâche. Et quand bien même on réussirait à le surprendre — ce qui n'est guère facile —, il est clair qu'il ne servirait à rien de le punir pour ces vols : ils représentent pour lui un acte vital aussi naturel que manger ou dormir.
On pourra maintenant se demander qui est l'homme Elias. Si c'est un fou, un être incompréhensible et extrahumain, échoué au Lager par hasard. Si en lui s'exprime un atavisme devenu étranger à notre monde moderne, mais mieux adapté aux conditions de vie élémentaires du camp. Ou si ce n'est pas plutôt un pur produit du camp, ce que nous sommes destinés à devenir si nous ne mourons pas au camp, et si le camp lui-même ne finit pas d'ici là.
Il y a du vrai dans ces trois hypothèses. Elias a survécu à la destruction du dehors parce qu'il est physiquement indestructible ; il a résisté à l'anéantissement du dedans parce qu'il est fou. C'est donc avant tout un rescapé : le spécimen humain le plus approprié au mode de vie du camp.
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Si Elias recouvre la liberté, il sera relégué en marge de la communauté humaine, dans une prison ou dans un asile d'aliénés. Mais ici, au Lager, il n'y a pas plus de criminels qu'il n'y a de fous : pas de criminels puisqu'il n'y a pas de loi morale à enfreindre ; pas de fous puisque toutes nos actions sont déterminées et que chacune d'elles, en son temps et lieu, est sensiblement la seule possible.
Au Lager, Elias prospère et triomphe. C'est un bon travailleur et un bon organisateur, qualités qui le mettent à l'abri des sélections et lui assurent le respect de ses chefs et de ses camarades. Pour ceux qui n'ont pas en eux de solides ressources morales, pour ceux qui ne savent pas tirer de la conscience de soi la force de s'accrocher à la vie, pour ceux-là, l'unique voie de salut est celle qui conduit à Elias : à la démence, à la brutalité sournoise. Toutes les autres issues sont barrées.
Tout cela pourrait nous conduire à dégager des conclusions et même des règles valables pour notre vie de tous les jours. N'existe-t-il pas autour de nous des Elias plus ou moins réalisés ? N'en avons-nous pas vu de nos yeux vu, de ces individus qui vivent sans but aucun, réfractaires à toute forme de conscience et de contrôle de soi ? Et qui vivent non certes malgré ces déficiences, mais précisément, comme Elias, grâce à elles.
La question est grave, et nous n'entendons pas nous y engager ici, parce que notre récit se limite volontairement à la vie du Lager, et que sur l'homme hors du Lager on a déjà beaucoup écrit. Cependant nous voudrions ajouter un dernier mot : Elias, autant que nous puissions en juger du dehors, et si tant est que ces mots aient un sens, Elias était vraisemblablement un homme heureux.
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Henri est au contraire éminemment civilisé et conscient de soi, et possède une théorie complète et articulée sur les façons de survivre au Lager. Il n'a que vingt-deux ans ; il est très intelligent, parle le français, l'allemand, l'anglais et le russe, et a une excellente culture scientifique et classique.
Son frère est mort à la Buna l'hiver dernier, et depuis lors Henri a tronqué tout lien d'affection ; il s'est renfermé en lui-même comme dans une carapace, et il lutte pour vivre sans se laisser distraire de son but, avec toutes les ressources qu'il peut tirer de son cerveau rapide et de son éducation raffinée. Selon sa théorie, pour échapper à la destruction tout en restant digne du nom d'homme, il n'y a que trois méthodes possibles :
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