Si c'est un homme
besoin de raconter était en nous si pressant que ce livre, j'avais commencé à l'écrire là-bas, dans ce laboratoire allemand, au milieu du gel, de la guerre et des regards indiscrets, et tout en sachant bien que je ne pourrais pas conserver ces notes griffonnées à la dérobée, qu'il me faudrait les jeter aussitôt car elles m'auraient coûté la vie si on les avait trouvées sur moi.
Mais j'ai écrit ce livre dès que je suis revenu et en l'espace de quelques mois, tant j'étais travaillé par ces souvenirs. Refusé par quelques éditeurs importants, le manuscrit fut finalement accepté en 1947 par la petite maison d'édition que dirigeait Franco Antonicelli : il fut tiré à 2 500 exemplaires, puis la maison ferma et le livre tomba dans l'oubli, peut-être aussi parce que en cette
– 223 –
dure période d'après-guerre les gens ne tenaient pas beaucoup à revivre les années douloureuses qui venaient de s'achever. Le livre n'a pris un nouveau départ qu'en 1958, lorsqu'il a été réédité chez Einaudi, et dès lors l'intérêt du public ne s'est jamais démenti. Il a été traduit en six langues et adapté à la radio et au théâtre.
Les enseignants et les élèves l'ont accueilli avec une faveur qui a dépassé de beaucoup l'attente de l'éditeur et la mienne. Des centaines de lycéens de toutes les régions d'Italie m'ont invité à commenter mon livre par écrit, ou, si possible, en personne ; dans les limites de mes obligations, j'ai répondu à toutes ces demandes, tant et si bien qu'a mes deux métiers (Chimiste et
écrivain) j'ai dû bien volontiers en ajouter un troisième celui de présentateur-commentateur de moi même ou plutôt de cet autre et lointain moi même qui avait vécu I épisode d'Auschwitz et l'avait raconte Au cours de ces multiples rencontres avec mes jeunes lecteurs, je me suis trouve en devoir de répondre à de nombreuses questions naïves ou intentionnelles, émues ou provocatrices, superficielles ou fondamentales Mais je me suis vite aperçu que quelques-unes de ces questions revenaient constamment, qu'on ne manquait jamais de me les poser elles devaient donc être dictées par une curiosité motivée et raisonnée, à laquelle, en quelque sorte, la lettre de ce livre n'apportait pas de réponse satisfaisante C'est à ces questions que je me propose de répondre ici.
Dans votre livre, on ne trouve pas trace de haine à l'égard des Allemands ni même de rancœur ou de désir de vengeance Leur avez vous pardonne ?
La haine est assez étrangère à mon tempérament.
Elle me paraît un sentiment bestial et grossier, et, dans la mesure du possible, je préfère que mes pensées et mes
– 224 –
actes soient inspirés par la raison, c'est pourquoi je n'ai jamais, pour ma part, cultivé la haine comme désir primaire de revanche, de souffrance infligée à un ennemi véritable ou suppose, de vengeance particulière. Je dois ajouter à en juger par ce que je vois, que la haine est personnelle, dirigée contre une personne, un visage, or, comme on peut voir dans les pages mêmes de ce livre, nos persécuteurs n'avaient pas de nom, ils n'avaient pas de visage, ils étaient lointains, invisibles, inaccessibles.
Prudemment, le système nazi faisait en sorte que les contacts directs entre les esclaves et les maîtres fussent réduits au minimum. Vous aurez sans doute remarqué que le livre ne mentionne qu'une seule rencontre de l'auteur protagoniste avec un SS — pp 167-168 —, et ce n'est pas un hasard si elle a lieu dans les tout derniers jours du Lager, alors que celui ci est en voie de désagrégation et que le système concentrationnaire ne fonctionne plus.
D'ailleurs, à l'époque ou ce livre a été écrit, c'est-à-dire en 1946, le nazisme et le fascisme semblaient véritablement ne plus avoir de visage, on aurait dit — et cela paraissait juste et mérité — qu'ils étaient retournes au néant, qu'ils s'étaient évanouis comme un songe monstrueux, comme les fantômes qui disparaissent au chant du coq. Comment aurais-je pu éprouver de la rancœur envers une armée de fantômes, et vouloir me venger d'eux ?
Des les années qui suivirent, l'Europe et l'Italie s'apercevaient que ce n'étaient là qu'illusion et naïveté le fascisme était loin d'être mort, il n'était que caché, enkyste, il était en train de faire sa mue pour réapparaître ensuite sous de nouveaux dehors, un peu moins reconnaissable, un peu plus respectable, mieux adapte à ce monde
Weitere Kostenlose Bücher