Si je meurs au combat
O’Brien ?
Quelques nuits plus tard, il a mis le feu au bordel, et le jour d’après, on lui a donné deux heures pour se barrer une bonne fois pour toutes de LZ Gator. Partir, ça lui a fait mal.
XXIII
ON SE CONNAÎT, NON ?
Il n’y a pas de vent et il fait chaud. La nuit n’est pas encore tout à fait tombée et on ne voit que les étoiles les plus brillantes et qu’une petite partie de la Croix du Sud.
Un long tunnel stérile s’ouvre, un type fait lever une barrière, et toi, la poitrine courbée, tu fais bien gaffe quand tu marches sur cette couche de bitume. Tu montes les dix-huit marches.
L’avion a une allure et une odeur qui te paraissent artificielles. L’hôtesse de l’air, avec son sourire insouciant et terne un peu comme une pièce mal éclairée, ne comprend pas. Et ce qui te met hors de toi, c’est que tu sens bien qu’elle n’éprouve pas le moindre désir de comprendre.
L’avion a une odeur d’antiseptique. Les sièges en tweed vert, c’est du confort à deux balles, rien à voir avec un somme bien confortable, au sommet de la plus haute colline du monde, après être enfin arrivé tout en haut. Trop facile. Il n’y a aucune joie à partir. Rien à savourer, ni avec les yeux, ni avec le cœur.
Quand l’avion quitte le sol, tu pousses un cri rituel avec tous les autres gars, vidant tes poumons dans la joyeuse caverne des gagnants, essayant d’expulser de toi le plus de pathos possible, parce que tu as réussi à ne pas mourir au Viêtnam.
Mais l’effort que cela te demande rend tout ce pathos artificiel. Tu tentes alors de construire ton propre pathos, de te rappeler comme tu avais promis de savourer ce départ. Tu gardes tout ça pour toi. C’est la même chose, exactement la même chose qu’à l’arrivée : tous ces étrangers qui vomissent leurs émotions et qui veulent que tu partages tout ça avec eux.
L’hôtesse de l’air passe dans la cabine, elle agite un vaporisateur qui diffuse une stérilité invisible dans l’air pressurisé, propre, filtré, à la température contrôlée par un thermostat, avec un produit censé tuer les moustiques et toutes ces maladies inconnues, censé les protéger, elle et l’Amérique, du mal asiatique et nous purifier une bonne fois pour toutes.
L’hôtesse est une étrangère. Pas un Hermès, pas un guide pour quoi que ce soit. C’est même pas un canon. Elle est aussi insouciante, aussi belle, aussi sublime qu’une petite copine de l’époque du lycée.
Elle a les cheveux blonds ; ils ne doivent accepter que des blondes sur les vols de départ du Viêtnam. Blonde aux yeux bleus, grandes jambes, seins de taille moyenne à énorme. C’est pour nous dire qu’on s’est bien débrouillés, que l’Amérique nous aime, que c’est fini, voilà ce dont tu as été privé, mais voilà aussi à quoi ça servait : ma petite copine était blonde, elle avait les yeux bleus, de grandes jambes, elle était calme, sûre d’elle, et elle parlait un anglais impeccable. L’hôtesse ne fait que sourire et agiter son vaporisateur ; elle sourit tout en nous aspergeant et en nous nettoyant, elle nous asperge avec un petit sourire qui nous renvoie à la maison. Question : est-ce qu’on asperge aussi les cercueils ? Est-ce qu’elle en a quelque chose à faire si je n’ai pas vraiment envie de me faire stériliser ? Est-ce qu’elle arrêterait si je le lui demandais ?
Tu espères que tu auras le temps de jeter un dernier regard vers la terre. Tu tentes le coup et tu regardes par la fenêtre. Un morceau d’aile, avec une lumière rouge au bout. Sur le hublot, tu vois les reflets de la cabine. Tu ne vois même pas l’obscurité qu’il y a, en bas, même pas une ombre de ce relief, même pas une ligne d’horizon. Ce bout de terre, avec ses petits villages et ses ignobles rizières qui s’entrecroisent, son argile rouge, t’abandonne. C’est à la terre que tu veux dire au revoir. Les soldats ne t’ont jamais connu. Tu n’as jamais connu les habitants du Viêtnam. Mais la terre, tu pourrais en sortir une pelletée, la revoir, toute sèche, avec ses variétés de rouge, et creuser un trou juste assez profond pour pouvoir y passer la nuit, et ce Viêtnam-là, au moins, tu le connais sur le bout des doigts. Il y a des sections entières de ce pays que tu connais par cœur, un peu comme un fermier connaît sa propre terre et celle de ses voisins. Tu sais où se trouvent les mauvais coins, les coins dangereux, et aussi les
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