S'il est minuit dans le siècle
briques
solidement ajustées, à la porter jusqu'au faîte des échafaudages assez vite
pour que les maçons de la 5 e pénitentiaire ne cessassent pas un
instant leur labeur régulier. On n’avait ni le temps de souffler ni celui d’échanger
quelques mots, ni celui de fumer et d’ailleurs il était défendu de fumer, et d’ailleurs
on perdait le goût de tout. On mâchait pour se donner du cœur, du mauvais tabac
à soixante-cinq kopecks les vingt cigarettes. La femme pouvait avoir trente ans.
Elle se cachait pour boire. Lorsqu’elle vit à Rodion une face crispée de
moribond, ruisselante de sueur, elle le rejoignit sur une passerelle branlante
d’où l’on découvrait un très doux paysage d’humbles toits et de prés d’un vert
léger qui se confondaient avec les horizons. La femme tendit à Rodion sa
bouteille d’eau-de-vie.
– Bois vite ! si le brigadier nous surprenait, on
ne raterait pas l’amende…
Rodion, écartelé par la fatigue, absorba avidement ce feu
liquide. Ses jambes tremblaient sous lui, sans arrêt, mais il se sentait
sauvagement fort et lucide ; il voyait la réalité avec une intensité de
rêve. La femme avait une poitrine plate, un visage d’usure et de résistance aux
traits durement creusés. Les yeux s’y enfonçaient dans des cernes sombres. Du
plâtre aux lèvres, de belles dents, mais une cassée juste sur le devant de la
bouche. Elle demanda :
– Ça va-t-il mieux ?
La brise agitait les coins de son serre-tête gris noué sous
le menton. Elle se détachait de toute sa haute taille au-dessus des
échafaudages et derrière elle il n’y avait plus que des espaces aérés, des
plaines, la terre russe, la terre tourmentée de la révolution, ses eaux noires,
ses eaux moirées, ses eaux transparentes, ses eaux glacées, ses eaux mortelles,
ses eaux vivifiantes, ses forêts enchantées, ses boues, ses villages indigents,
ses captifs sans nombre dans la vie, ses fusillés sans nombre dans les tombes, ses
chantiers, ses masses, ses solitudes et tous les grains qui germent dans ses
entrailles. Rodion vit tout cela, indiciblement, tout jusqu’aux graines en
germination puisqu’elles sont réelles, en vérité. Et que la femme qui buvait à
cet instant l’eau-de-vie au goulot de la bouteille était vraiment, totalement, un
être humain. Cela, il fut tout illuminé de le voir si bien.
– Écoute, dit-il doucement, sais-tu ce que nous sommes ?
Y as-tu jamais pensé ?
Elle le considéra avec étonnement. Et elle avait un regard
bleu de fer, très droit, teinté d’angoisse.
1936-1938.
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