S'il est minuit dans le siècle
vastes, argentés.
– Je te promets, Galia…
– Que promets-tu, Rodion ?
– Je te promets à toi, et aux autres, je vous promets à
tous…
Il ne put pas dire quoi, dépassé par quelque chose de
définitif, touchant enfin des certitudes que ni sa pensée ni sa parole ne
sauraient exprimer.
– Adieu, Galia, merci à toi.
– Rodion, Rodion, quelle joie, quelle tristesse…
Elle lui prit tout à coup la tête dans ses deux mains, qui
étaient souples et douces, l’attira à elle, l’étreignit, et il sentit qu’elle
lui baisait les cheveux, que les sombres lèvres de Galia cherchaient son visage…
Il les entendait murmurer :
– Adieu, Rodion, adieu, adieu, adieu… Sois fort, Rodion,
tiens-toi toi-même avec des mains fortes… N’aie pas peur. Suis ton chemin, Rodion…
Dieu soit avec toi. Va, mon Dimitri, Dimitri, Dimitri, va…
Rodion parti, Galia ramassa la hachette tombée à ses pieds. Cela
lui fit du bien de la saisir avec force et de la soupeser à bout de bras. Elle
revint d’un pas décidé vers la maison. Les larmes continuaient à couler, une à une,
sur son visage décoloré. Ses yeux eurent un regard implacable pour la bûche
dont l’écorce blanche scintillait sous la rosée et qu’elle fendit du premier
coup.
Le camarade Knapp, chef du rayon, convoqua ses
collaborateurs, chefs et sous-chefs de service, dans son cabinet, à deux heures
de l’après-midi, comme en les grandes circonstances…
Sept uniformes se trouvèrent là, quatre paires de lorgnons, sept
revolvers d’ordonnance ; il y avait deux maigres, un gros, un décoré, un
chauve, le Malingre. Le gros, c’était Fédossenko, taciturne à cet instant, plus
important que quiconque, mais travaillé d’une sourde inquiétude, le chef ayant
la veille demandé les dossiers de la grande affaire en cours. Manquaient le
chef de la milice criminelle, en expédition dans les bois voisins où il
recherchait Rodion, et son adjoint égaré plus loin à la poursuite des bandits :
celui-là ne devait revenir que sur une civière, la tête séparée du tronc. Au
premier coup de deux heures, Knapp entra d’un pas rapide en faisant un signe à
la ronde : restez assis, camarades, – mais sans serrer les mains. On remarqua
son visage terreux, ses narines pincées, son regard fuyant plutôt que distant. Un
froid entra avec lui. Il s’assit dans son fauteuil, devant son bureau. Le
secrétaire, un jeune militaire aux moustaches comme Charlie Chaplin, toujours
gai, aujourd’hui anonyme, lui présenta une feuille imprimée et un bloc-notes. Knapp,
la tête baissée, toussota. Ses épaules étaient carrées, son cou droit, mince et
ridé, sa poitrine plate. Une vieille vie racornie, peut-être ascétique, peut-être
malade, sans doute fatiguée d’elle-même en train de se dessécher lentement… Son
silence fut si pesant que le chef du service économique, qui fumait, confortablement
enfoncé dans un fauteuil de cuir, en éteignit sa cigarette à peine allumée, contre
le parquet. Le nouveau sous-chef des lieux de détention (son prédécesseur étant
en prison depuis l’avant-veille, jour de la fuite de Rodion), pris de peur, eut
un geste de pendu pour desserrer le col de sa vareuse. Knapp, usant envers ses
subordonnés du procédé qui lui réussissait naguère avec les détenus qu’il
interrogeait, prolongeait un silence de banquise. À peine, s’il respirait. Enfin,
levant la tête, les lunettes aussi grises que le teint :
– Camarades chefs et sous-chefs de services… (Une pause.)
Je vous ai réunis aujourd’hui pour une affaire d’une extrême importance qui
engage l’honneur de la Sûreté et notre responsabilité devant le parti…
Un si solennel exorde coupa le souffle à tout le monde. Les
épaules du Malingre remuèrent, agitées par un mouvement nerveux. Le chef du
service intérieur fit sur lui-même un effort surhumain pour ne point blêmir, il
préféra tousser. Bon Dieu ! Si l’on avait découvert une fuite dans les
stocks, si… Une même pensée roula de tête en tête : « Quel est le
salaud de collègue qui m’aura dénoncé pour… ? » Knapp dédaigna de
suivre son effet sur les visages. Personne ne fumait plus. Knapp dit :
– Camarade Fédossenko.
Habituellement, l’interpellé répondait à mi-voix :
« Camarade chef… » sans bouger de place et restait assis. Mais cette
fois son nom fut prononcé avec tant de glaciale autorité que Fédossenko se leva
lentement, malgré
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